Essais sceptiques
mort ; ils vont même jusqu’à changer tous les mots dont son nom constitue une des syllabes. Par exemple, si nous avions un roi nommé John, nous dirions (si nous étions comme eux) « George-quil » au lieu de « jon-quil » (jonquille), et « dun-george » au lieu de « dungeon » (cachot). Quand ils s’élèvent jusqu’au stade de l’agriculture et que l’état du ciel commence à jouer un rôle important dans leur approvisionnement, ils croient que des incantations magiques ou de petits feux feront venir des pluies ou un beau soleil. Ils croient que lorsqu’un homme est assassiné, son sang ou son esprit poursuivent l’assassin pour le venger, mais qu’il peut être trompé par un artifice aussi simple que la peinture du visage ou le port d’habits de deuil. La première part de cette croyance vient manifestement des parents de la victime, l’autre de ceux qui ont commis l’assassinat.
Mais des croyances irrationnelles ne sont pas l’apanage des primitifs. La grande majorité de la race humaine a des opinions religieuses différentes des nôtres, donc non fondées. Des gens qui s’intéressent à la politique, à l’exception des politiciens, ont des convictions passionnées sur d’innombrables questions dont la solution doit sembler impossible à la raison de toute personne impartiale. Des volontaires qui travaillent pour un parti, dans une élection, croient toujours que c’est leur parti qui gagnera, quelles que soient les raisons de s’attendre à un échec. Il n’y a pas le moindre doute qu’en automne 1914, l’immense majorité de la nation allemande n’ait cru la victoire allemande absolument certaine. Dans ce cas, le choc de la réalité a dissipé le rêve. Mais si, par je ne sais quel moyen, tous les historiens qui ne sont pas allemands pouvaient être empêchés d’écrire pendant les cent prochaines années, le rêve se réinstallerait de nouveau : on se souviendrait des triomphes anciens et on oublierait le désastre qui les a suivis.
La politesse consiste à respecter cette partie des croyances humaines qui concerne surtout ses propres mérites ou ceux du groupe auquel il appartient. Chaque homme, où qu’il aille, est entouré d’un nuage de convictions réconfortantes qui le suivent comme des mouches un jour d’été. Certaines de ces convictions sont purement personnelles : elles lui chantent ses vertus et ses qualités, l’affection de ses amis et le respect de ses relations, les roses perspectives de sa carrière, et son énergie inébranlable malgré une santé délicate. Puis viennent les convictions concernant la supériorité et l’excellence de sa famille ; son père était d’une honnêteté rigide, qui est si rare de nos jours ; il a élevé ses enfants avec une sévérité dont on ne trouvera pas d’exemple chez les parents modernes ; ses fils battent tout le monde dans les jeux à l’école ; sa fille n’est pas de cette sorte de jeunes filles qui se marient imprudemment. Puis viennent les croyances concernant sa classe, qui selon sa situation sociale, est la plus haute, ou la plus intelligente, ou qui a moralement le plus de mérites de toutes les classes de la communauté, bien que tous s’accordent à croire que la première de ces qualités est plus désirable que la seconde, et la seconde plus que la troisième. De même, chaque homme entretient de confortables illusions sur la valeur de sa nation. Finalement, nous arrivons aux théories qui exaltent l’humanité en tant que telle, soit absolument, soit en relation avec la « création brute ». Les hommes n’ont-ils pas cette âme, dont les animaux, eux, sont privés ? L’homme n’est-il pas « l’animal raisonnable » et toute action particulièrement cruelle ou contre nature n’est-elle pas appelée « brutale » ou « bestiale », bien que les actions soient en réalité exclusivement humaines (4) ? Dieu a créé l’homme à son image et le bien-être de l’homme est la fin ultime de l’univers.
Nous possédons ainsi une hiérarchie de croyances réconfortantes, celles qui ne concernent que l’individu, celles qu’il partage avec sa famille, celles qu’il a en commun avec sa classe ou sa nation, enfin celles qui font les délices de toute l’humanité. Si nous désirons rester en bonnes relations avec un homme, nous devons respecter ces croyances : c’est pourquoi nous ne parlons pas d’un homme devant lui comme nous devrions parler de lui en son
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