Essais sceptiques
en détruisent périodiquement quelques milliers ou millions, et des maladies en balayent prématurément encore davantage. Ces événements sont considérés comme des malheurs ; mais quand les hommes réussissent à accomplir des destructions analogues par leurs propres efforts, ils s’en réjouissent et rendent grâces à Dieu. Dans la vie du système solaire, la période durant laquelle l’existence de l’homme aura été physiquement possible, n’est qu’une toute petite partie du tout ; mais il y a des raisons d’espérer qu’avant la fin même de cette période les hommes auront mis un terme à leur propre existence par leurs efforts dirigés pour s’annihiler mutuellement. Telle est la vie de l’homme vue du dehors.
Mais une telle conception de la vie, nous dit-on, est insupportable, et elle détruirait l’énergie instinctive par laquelle l’homme se maintient. Le chemin d’évasion qu’on a trouvé passe par la religion et la philosophie. Si étrange et si indifférent que ce monde extérieur puisse nous sembler, nos consolateurs nous assurent qu’il existe une harmonie derrière le conflit apparent. On suppose que tout le long développement qui commence avec la nébuleuse primitive conduit à l’homme, point culminant de ce processus.
Hamlet
est une pièce fort connue ; pourtant peu de lecteurs se souviennent d’une réplique du Premier Matelot qui se compose de quatre mots : « Dieu vous bénisse, Seigneur ». Mais imaginons une société d’hommes, dont toute l’affaire consisterait à représenter cette réplique ; imaginons qu’ils sont isolés de tout contact avec les Hamlet, Horatio et même les Guildenstein ; n’inventeraient-ils pas des systèmes de critique littéraire selon lesquels les quatre mots du Premier Matelot seraient le centre de tout le drame ? Ne châtieraient-ils pas par l’ignominie ou par l’exil celui qui, parmi eux, émettrait l’hypothèse que d’autres répliques avaient peut-être la même importance ? Eh bien, la vie de l’humanité occupe une place dans l’univers relativement bien plus petite que la réplique du Premier Matelot dans
Hamlet
, mais nous ne pouvons pas entendre, placés derrière la scène, le reste de la pièce, et nous savons très peu de son intrigue et de ses personnages.
Quand nous pensons à l’humanité, nous pensons tout d’abord à nous-mêmes comme à son représentant ; c’est pourquoi nous pensons du bien de l’humanité, et nous estimons qu’il est important qu’elle subsiste. M. Jones, l’épicier non conformiste, est sûr qu’il mérite la vie éternelle et qu’un univers qui la lui refuserait serait insupportablement mauvais. Mais quand il pense à M. Robinson, son concurrent anglican, qui ajoute du sable à son sucre et qui n’observe pas strictement le dimanche, il croit que l’univers va peut-être trop loin dans sa charité. Pour compléter son bonheur, il a besoin des feux de l’enfer pour M. Robinson ; de cette manière, l’importance cosmique de l’homme est sauvegardée, mais la distinction si vitale entre amis et ennemis n’est pas effacée par une faiblesse bienveillante de l’univers. M. Robinson se tient à la même opinion, avec les termes renversés, et il en résulte le bonheur général.
Avant Copernic, on n’avait pas besoin de subtilités philosophiques pour professer l’anthropocentrisme. Le ciel tournait visiblement autour de la terre, et sur la terre, l’homme dominait toutes les bêtes des champs. Mais quand la terre perdit sa position centrale, l’homme aussi fut détrôné, et il devint nécessaire d’inventer une métaphysique pour réparer la « grossièreté » de la science. Cette tâche fut accomplie par ceux qu’on appelle « idéalistes » ; ils soutiennent que le monde de la matière n’est qu’une apparence irréelle ; tandis que la réalité est l’Idée ou l’Esprit, qui transcende l’esprit du philosophe, comme ce dernier transcende celui du commun. Loin d’estimer que nul endroit ne ressemble au chez-soi, ces penseurs nous assurent que tout endroit est pareil au chez-soi. Dans tout ce que nous avons de meilleur, c’est-à-dire dans toutes les tâches que nous partageons avec le philosophe en question, nous faisons un avec l’univers. Hegel veut nous persuader que l’univers ressemble à l’État prussien de son époque ; ses disciples anglais estiment qu’il ressemble plutôt à une démocratie ploutocratique fonctionnant
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