Et Dieu donnera la victoire
situé dans une île de la Meuse, n’est pas une forteresse et moins encore une citadelle. L’enceinte est basse, dégradée en de nombreux points, envahie par une marée de ronces. On serait bien en peine d’y soutenir un siège. Néanmoins, il sert de refuge aux habitants de Domrémy et de Greux ainsi qu’à leurs troupeaux, lorsque le tocsin donne l’alerte pour prévenir du passage de quelque bande de routiers ou d’écorcheurs. Dépourvus de matériel de siège, ces brigands passent outre, se contentent d’incendier quelques demeures et de couper quelques arbres fruitiers.
Jeannette venait d’avoir huit ans lorsqu’elle décida que les jeux dans son domaine du courtil n’étaient plus de son âge. Au sortir de l’enfance, il lui venait d’autres ambitions et certaines obligations familiales comme de conduire le troupeau à l’abreuvoir, aider aux soins de la cuisine et du ménage, laver et étendre le linge... De complexion robuste, elle offrait peu de prise à la fatigue, et c’est pourquoi on requérait souvent ses services.
Un jour où elle menait à la glandée ses porcs mêlés à ceux d’Hauviette et de Mengette, ses amies, elle décida de pousser jusqu’au château de l’île où nul ne s’était aventuré depuis des mois, le pays traversant une période de calme.
Abandonnant leur troupeau à la garde de Brutus et des autres chiens, les trois filles escaladèrent une brèche où, à la saison chaude, nichaient des vipères, et se retrouvèrent dans la cour intérieure devenue un hallier.
– Mon père, dit Hauviette, m’a raconté qu’il y a sous la tour ronde un souterrain. Il passe sous la rivière et ressort à Greux. En cherchant bien, nous pourrions en trouver l’entrée.
– Eh bien, dit Jeannette, cherchons-le !
En cheminant au milieu des décombres où, par endroits, subsistaient des tas de cendres froides, elles découvrirent un escalier ouvrant sur une salle basse. Il en montait, mêlée à celles du salpêtre et de la terre humide, une odeur pestilentielle. Alors qu’elle s’engageait dans une galerie éclairée par des soupiraux, Jeannette poussa un cri et revint en courant vers ses compagnes.
– Un mort... bredouilla-t-elle. J’ai trouvé un mort !
– Un vrai mort ? demanda Hauviette.
– Tout habillé. Un soldat, je crois.
– Filons ! lança Mengette, la moins téméraire des trois. J’ai peur.
– Nous ne risquons rien, dit Jeannette. Allons voir ce mort de plus près, en nous bouchant le nez. Il pue comme cinq cents diables !
Jeannette ne s’était pas trompée : il s’agissait bien d’un soldat. Bourguignon ? Anglais ? Français ? Difficile d’en avoir le coeur net. Il avait gardé son équipement : la broigne de cuir, les houseaux de grosse étoffe, la large ceinture portant l’épée. Il gisait, bras et jambes écartés, avec autour de lui une nappe de sang noir. De son visage dévoré par les rats ou les renards et rongé par les vers ne subsistait qu’un masque difforme. Il souriait de toutes ses dents.
– Si c’est un Anglais, dit Hauviette, il doit être coué , comme les démons qui ont une queue au derrière. Mengette, retourne-le avec ton bâton.
– Non, dit Mengette, toi plutôt, Jeannette. Moi, je sens que je vais vomir.
Aidée d’Hauviette, Jeannette retourna le cadavre qui, sur sa face postérieure, grouillait de vers blancs. Elles coupèrent au couteau la ceinture de cuir qui laissa s’échapper quelques pièces jaunes, puis elles tirèrent sur les braies pour dégager les fesses. Ce n’était pas un Anglais : il n’était pas coué.
Mengette poussa un cri :
– Il n’est pas mort ! Regardez, il remue !
Un gros rat noir sortit du fond des houseaux. Jeannette l’assomma d’un coup de bâton. L’odeur devenant insupportable, les filles dépouillèrent le cadavre de son arme et de son or avant de revenir à leurs pourceaux.
– Qu’est-ce qu’on va faire ? pleurnicha Mengette.
– Que veux-tu qu’on fasse ? répondit Hauviette. Qu’on l’amène au curé pour lui faire dire une messe et l’enterrer ? Il n’est peut-être même pas baptisé.
– Laissons-le où il est, dit Jeannette. Je garde l’épée et vous le trésor. N’en parlons à personne, ça pourrait nous attirer des ennuis.
Elle ajouta :
– Ce soldat n’est pas français.
– Par exemple ! dit Mengette. Comment le sais-tu ?
– Je le sais, voilà tout. S’il était des nôtres, je l’aurais reconnu tout de suite.
Hauviette et Mengette
Weitere Kostenlose Bücher