Et Dieu donnera la victoire
n’avait pas revu le frère Simon depuis plusieurs mois, à croire qu’il eût laissé sa vieille carcasse aux écorcheurs ou aux loups.
Il n’était pas mort. Il revint à Domrémy un jour d’été. Les années et la fatigue des longues randonnées semblaient peser plus que jamais à ses épaules. Il secoua sur le seuil sa bure poussiéreuse, lava à la seille son visage tanné, se servit un gobelet de vin et alla rejoindre le maître de maison dans la grange où Jacques était occupé à rafistoler la selle de sa jument, près de Jeannette qui jouait avec des morceaux de cuir. Il se laissa tomber sur un tas de fagots.
– Vous n’avez pas l’air très jovent, constata Jacques. La fatigue, sûrement. Les événements aussi, peut-être...
– La fatigue, oui, répondit le cordelier. Je crains que cette visite ne soit la dernière. Au terme de ce voyage, je compte aller chercher le repos du corps et de l’âme dans une abbaye proche de Dijon, sur ma terre natale. Quant aux événements, ils vont de mal en pis. La guerre a repris, et je redoute qu’elle ne se termine qu’avec la fin du monde.
Il parla de Cravant, de La Gravelle, de Compiègne. Autant de lieux dont Jacques n’avait jamais entendu parler.
– Les troupes du dauphin Charles ont été battues par les Anglais à Cravant, ajouta le cordelier. À La Gravelle, Charles a pris sa revanche, sans qu’on puisse parler d’une grande victoire. En revanche, ses troupes ont pris William de La Pole, un capitaine anglais plus connu sous le nom de Suffolk, et l’ont mis à rançon. Le pauvre dauphin avait bien besoin de cette manne inespérée. Il est aux abois !
Il poursuivit, en soupirant :
– Dans quel monde vivez-vous pour ignorer tous ces événements ?
– Dans un monde qui me convient, répondit Jacques. Pour moi, rien n’est plus important que l’état de ma vigne, la vente de mon blé et de mon vin, le dernier rhume de Jeannette et la fatigue de ma vieille jument.
– Vous avez bien de la chance, maître Jacques. Je vous envie...
– Nous n’avons plus de nouvelles du dauphin. Qu’est-il devenu ?
– Apprenez, mon ami, qu’il est de bon ton, du moins chez les Anglais et les Bourguignons, de parler du « soi-disant dauphin ». Sa légitimité est plus que jamais contestée. Est-il le fils du roi Charles ou de l’amant de la reine Isabeau, le duc Louis d’Orléans ? Bien fin qui pourrait le dire !
Il ajouta, avec un soupçon d’irritation :
– Je présume que vous n’avez pas non plus été informé de deux événements récents qui ont bouleversé l’ordre des choses : la mort des deux rois, de France et d’Angleterre ?
Jacques protesta qu’il avait été informé de cette double disparition par le prévôt de Vaucouleurs qui avait fait crier ces nouvelles dans les rues.
– Charles, dit le frère Simon, n’était pas un mauvais homme, loin de là. Dans sa jeunesse on l’appelait « le Prince aux cheveux d’or », et la population l’idolâtrait. Plus tard, elle n’a pu que le plaindre pour toutes les misères qui lui sont advenues. À sa mort, il avait cinquante-quatre ans. Sur son tombeau le roi d’armes a déclaré : « Dieu donne bonne vie à Henri, par la grâce de Dieu roi de France et d’Angleterre. » J’étais présent dans la basilique de Saint-Denis. J’ai gardé ces paroles gravées dans ma mémoire et ne les oublierai jamais. Le dauphin Charles, dites-vous ? Il semble qu’on l’ait jeté aux oubliettes...
Cela s’était passé au mois d’octobre de l’an 1422. Trois mois avant, le roi d’Angleterre Henri V était mort à Vincennes. Les deux royaumes avaient pour les gouverner deux princes : un enfant, Henri, encore au berceau, et un garçon de moins de vingt ans, Charles, dauphin de France.
Le cordelier se leva pesamment, caressa la tête de Jeannette.
– Vous avez une adorable fillette, dit-il. Belle, pleine de santé, malgré son rhume, grandette pour son âge, le regard vif et hardi. Dieu veuille la garder, ainsi que votre famille, des tourmentes du siècle. Je prierai pour vous dans ma retraite. Je suis las des affaires de ce monde, au point de souhaiter mourir dès que le Seigneur me rappellera à Lui.
Il prit congé d’un simple geste de la main et partit sans se retourner. Il avait encore un long chemin à faire avant d’arriver à Dijon. On entendit ses sandales claquer sur le sol de la cour, puis il disparut dans un brouillard de pluie.
Le château des sires de Bourlemont,
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