Et Dieu donnera la victoire
se regardèrent et se turent, persuadées qu’il eût été vain d’en demander plus à leur compagne. Elle était parfois bizarre, la Jeannette : elle se complaisait à élaborer des mystères et ne supportait pas qu’on tentât de les violer.
Jeannette avait déjà croisé la mort sur son chemin.
On lui avait fait embrasser le front d’une aïeule de Vouthon venue mourir chez sa fille, mais elle n’en gardait aucun souvenir. Elle avait vu une petite soeur allongée morte dans sa beneste et avait conservé dans sa mémoire l’image d’un angelot de marbre figé dans un brouillard de dentelle. Elle avait assisté à la pendaison d’un voleur de chevaux sur la place de Vaucouleurs.
Le cadavre du soldat perdu lui donnait une image plus précise et plus atroce de la mort ; elle la réveillait brusquement en pleine nuit, retenant un cri dans sa gorge.
En compagnie d’Hauviette et de Mengette, elle évoquait parfois le souvenir du soldat mort. Ces deux folles en riaient ; Jeannette baissait la tête et se signait, prise de pitié à la pensée que cette créature de Dieu avait quitté ce monde sans communion, sans prière, sans même un cierge pour éclairer son chemin de ténèbres.
Elles avaient respecté leur parole et avaient gardé le secret de leur découverte.
Pour dissimuler son encombrant trophée, Jeannette avait été contrainte d’employer la ruse : cachant son épée sous sa cotte, elle l’avait enfouie dans le grenier, sous des sacs de haricots ; elle montait parfois l’extraire de sa cachette, la poser sur ses genoux, caresser la longue fusée. Elle était un peu ébréchée à la pointe mais soigneusement polie au sable et graissée à la couenne. Parfois elle la saisissait par la poignée, la brandissait dans le rai de lumière tombant de la fenêtre ouverte au bas du toit, faisait une fête de soleil, plantait la pointe dans une poutre, et, moite d’émotion, la replaçait dans sa cachette.
Elle fut la première des trois à trahir sa parole, mais son secret était devenu trop lourd à porter. Un chaud après-midi d’été, interrompant sa sieste sous le pommier, elle dit à l’oreille de son oncle, qui somnolait près d’elle :
– Réveille-toi : il faut que je te dise un secret.
– Attends que je devine : tu as un galant !
Elle lui donna du coude dans les côtes pour le faire taire, ajouta :
– Il faut que tu me promettes de n’en rien dire à personne.
– Promis. Croix de bois, croix de fer : si je mens, je vais en enfer !
– Je possède une épée. Pas celle que Pierrelot a taillée pour moi dans un pieu de clôture. Une vraie épée. Je l’ai trouvée sur un soldat mort, il y a quelques mois, au château de l’île.
Il releva lentement le buste, regarda Jeannette d’un oeil soupçonneux, la pria de lui en dire davantage, de lui décrire le cadavre, les circonstances dans lesquelles elle et ses compagnes l’avaient découvert.
– Foutre ! fit-il en se grattant le sommet du crâne. Ce n’est pas une petite affaire ! Si quelqu’un d’autre découvre ce de cujus, on pourrait bien accuser les gens de Domrémy de lui avoir réglé son compte. D’après ta description, il doit s’agir d’un mercenaire allemand employé par je ne sais qui. Blessé, il a dû se réfugier dans le château pour y crever en paix.
Il lui demanda ce qu’elle allait faire là.
– Chercher l’entrée du souterrain qui passe sous la rivière et ressort à Greux.
Il haussa les épaules : cette histoire de souterrain, c’était une légende de l’ancien temps. S’il avait existé, on l’aurait découvert depuis longtemps. Il voulut voir l’épée ; quand elle la lui montra, il émit un sifflement d’admiration : une épée de Nuremberg ! Ce bougre devait être quelque chose comme sergent. Il lui demanda de l’accompagner jusqu’au château, de lui montrer le cadavre : c’était bien celui d’un mercenaire allemand, sans doute au service du sire de Vergy qui menait à travers le pays ses bandes bourguignonnes.
Laxart revint le lendemain avec une bêche pour enfouir la dépouille et cacher sa sépulture sous des moellons. Jeannette avait insisté pour l’accompagner.
– Je ne veux pas le laisser partir sans une prière, dit-elle. C’était peut-être un bon chrétien...
La petite enclave française des marches de Lorraine n’avait pas traversé sans dommage l’ère des conflits entre les factions rivales. Sa situation de région frontalière l’exposait aux
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