Et Dieu donnera la victoire
profondes tous les mystères de la forêt, des sommeils d’oiseaux, un lent trafic de sève, une vie d’outre-monde.
Jeannette s’apprête à repartir quand son regard est attiré par une lueur bleue diffuse, flottant au-dessus de la fontaine aux Rains. Les yeux écarquillés, elle s’en approche : ce n’est qu’un flocon de brume suspendu là par un caprice du temps et de la nature. Et pourtant, alors qu’elle se trouve à quelques pas de la bordure de pierre, une forme humaine se dégage lentement de ce peloton de laine, puis une seconde : deux tuniques scintillantes d’étoiles, deux visages aux traits flous. Une voix brouillée prononce des mots qu’elle ne comprend pas, qui, peut-être, parlent la langue de ces contrées lointaines : Alexandrie, Antioche, évoquées par l’oncle Laxart.
Elle s’entend murmurer :
– C’est moi, Jeannette. Vous m’avez appelée, je suis venue. Qu’attendez-vous de moi ?
Des mots confus parviennent à ses oreilles :
– Jeanne... toi... venue... Fille Dieu...
Elle joint les mains, se laisse glisser à genoux dans la boue glacée. Une odeur étrange flotte autour d’elle, qui n’est ni celle de la fontaine ni celle de la terre humide mais qui recèle une fragrance indéfinissable : muguet, aubépine ou seringa ?
– Parlez-moi ! dit-elle. Parlez-moi encore ! Qui êtes-vous ?
Elle saisit, dans le brouillon sonore qui fait le bruit d’une ruche en plein travail, deux noms : « Catherine »... « Marguerite »... Et ce simple mot : « Reviens ! » Soudain, alors qu’elle tend les mains pour tenter de toucher l’apparition, la vision s’estompe puis s’efface comme sous un coup de vent, ne laissant qu’une brume blafarde sur laquelle plus aucune image ne se projette, un silence troublé seulement par le gazouillis de la fontaine.
Jeannette se sent épuisée comme après une longue course pour retrouver une brebis égarée, avec en elle, qui lui déchire la chair et la brûle, un fagot d’épines embrasées.
Jacquemin la retrouva au matin, allongée dans sa cape, en chemise, au pied de l’arbre. La famille, les voisins s’étaient lancés à sa recherche, l’appelant, jetant des chiens sur ses traces. On avait même prospecté les rives de la Meuse.
Pour la première fois, sa mère avait levé la main sur elle tandis que son père détachait sa ceinture. Zabelle s’écriait :
– Petite garce ! Folle ! Tu nous feras mourir ! Regarde-toi : tu as de la boue jusqu’aux genoux.
Elle avait interrompu ses lamentations et arrêté le geste du père, prétextant que la petite n’était pas dans son état normal et qu’il ne servirait à rien de la châtier. Hébétée, Jeannette ne soufflait mot et demeurait immobile comme une poupée de son.
Elle se laissa tomber sur son lit, dormit jusqu’à l’heure du dîner, bouda sa soupe, repoussa sa tranche mais avala deux gobelets de vin, car elle sentait en elle comme les dernières braises d’un incendie. Lorsqu’on lui demandait avec insistance ce qu’elle était allée chercher au Bois-Chenu, si elle y avait suivi quelqu’un, si on ne lui avait pas fait violence, elle répondait qu’elle ne se souvenait de rien.
– Dorénavant, dit Jacques, tu coucheras dans notre chambre. Finies les escapades. Nous t’aurons à l’oeil !
À quelques jours de là, en apprenant que Josef Birkenwald s’apprêtait à quitter Domrémy, elle se sentit inondée de chagrin.
– Il faut me comprendre, dit-il. Je ne suis plus utile ici, les vendanges terminées. Ne craignez rien pour votre sécurité : mon ami Robert de Sarrebruck vient de prendre du service auprès du capitaine de Vaucouleurs. Je lui ai recommandé de veiller sur ton village.
Jeannette avait mouillé de ses larmes la barbe rousse.
– Ne pleure pas, ma chérie. Nous nous reverrons. Lorsque tu te rendras à Vaucouleurs, monte jusqu’à la citadelle et demande à me voir. Robert a obtenu mon engagement par le capitaine de Baudricourt. Et moi, quand je passerai par chez vous, je viendrai demander à ton père de m’offrir un coup à boire.
Il ajouta :
– Iebewohl , ma Jeannette ! Ça veut dire « adieu » ou « au revoir ». Surtout, tâche de ne pas oublier ce que le vieux Josef t’a appris du maniement des armes. Et merci pour l’épée de Nuremberg : elle aurait pu tomber en de plus mauvaises mains !
Bien campée derrière ses murailles, la ville de Tournai résistait héroïquement à l’emprise des Bourguignons et gardait au
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