Et Dieu donnera la victoire
avait pris sa fille dans ses bras, l’avait regardée droit dans les yeux et lui avait dit :
– Ma Jeannette, ma toute belle, il faut cesser de faire de tels projets. Tu resteras près de nous qui t’aimons tant. Plus tard tu te marieras. Faite comme tu l’es, nous te trouverons un beau parti et tu auras une ribambelle de mioches. C’est ça, ton destin, et pas entre les quatre murs d’un cloître. Je te donne les meilleurs conseils qui puissent te guider. Promets-moi de les suivre.
– Je ne sais si je le pourrai.
– Et pourquoi cela ?
– La décision, mère, ne viendra pas de vous ni de moi...
Zabelle était en train de réparer les paniers destinés aux prochaines vendanges lorsque Jacques aida Laxart à descendre du cheval qui les ramenait de la vigne du Bois-Chenu. Il demanda à l’oncle de conduire la monture à l’écurie et de lui donner son picotin.
– Tu sembles fatigué, dit Zabelle. Fatigué et préoccupé. Qu’est-ce qui te tracasse ?
– Fatigué, certes. Il faudrait de la pluie. La terre est dure comme du roc. Heureusement, notre vigne ne semble pas trop souffrir de cette sécheresse. Le vin sera bon.
Il s’assit à même le sol près de sa femme, renvoya son chapeau de jonc sur sa nuque.
– Tu as raison, dit-il. Autre chose me tracasse. J’ai rencontré l’abbé ce matin, en partant pour le Bois-Chenu. Il m’a parlé de notre Jeannette.
– S’il compte nous l’enlever pour la mettre au couvent, tu lui diras qu’il se fait des illusions.
– Ne te fâche pas ! Il s’interroge comme nous sur son zèle. Elle s’obstine à se confesser alors qu’elle n’a que des peccadilles à se reprocher. Elle passe son temps libre à l’église et s’y rend jusqu’à trois fois par jour. Cette gamine m’inquiète.
Ces dispositions singulières n’avaient pas échappé à Zabelle et lui avaient mis la puce à l’oreille.
– Je la trouve bizarre depuis quelques mois. Peut-être ses fleurs qui ne devraient pas tarder. Il faudra songer à la marier dès que possible. Elle est très en avance sur son âge.
– Il y a sûrement autre chose, mais je ne sais quoi. Parfois, à table, je l’observe : elle s’arrête de manger, la bouche ouverte, les yeux au plafond, comme si elle regardait voler un frelon. Elle, si bavarde, ne nous dit plus rien.
– Josef doit y être pour quelque chose : elle l’écoute comme un oracle et le suit comme un mouton. Depuis leur promenade à Sion, elle est comme ensorcelée.
– Ensorcelée... Tu as peut-être raison. Je vais leur parler à tous les deux. Il faut que nous en ayons le coeur net.
Jeannette s’est assise au pied du pommier, les jambes allongées dans une flaque de soleil tiède, sa cotte remontée aux genoux. La vallée baigne dans le bleu de l’automne. Au-delà de la Meuse, le mont Julien dresse sa table d’autel au-dessus de laquelle se pavane un nuage pommelé.
Elle vient de voir l’oncle Laxart sortir de la grange avec sous le bras le joug qu’il vient de réparer ; il le pose contre le mur de la maison et s’avance vers elle en se dandinant comme un jars boiteux.
– Assieds-toi, dit-elle, et parle-moi des sainte Catherine et Marguerite. Tu en as trop peu dit hier soir, à la veillée, et j’avais sommeil.
– Catherine... Marguerite... dit-il. Deux vierges et deux martyres. L’une vivait à Alexandrie, dans la lointaine Égypte, l’autre à Antioche, aux portes de l’Asie...
Il raconte, et les mots coulent de ses lèvres comme un miel qui aurait le goût du sang. Le martyre de la roue pour Catherine, celui des crochets de fer pour Marguerite et, pour toutes deux, une mort qui leur ouvrait les portes du ciel.
– Elles pourraient se donner la main, ajoute Laxart. Elles ont fait preuve de la même obstination dans la foi, face au culte des faux dieux. Elles ont subi la même sorte de martyre, avec quelques nuances, car dans ce domaine, ma Jeannette, l’esprit humain est plein d’invention. Des histoires aussi terribles et instructives, je pourrais t’en raconter bien d’autres. Ce sera pour plus tard, si tu es sage. Je dois retourner ce soir à Burey où ma femme m’attend. Et elle est jalouse, la bougresse. De toi, peut-être...
3
Mes frères du paradis
Domrémy, 1424
Un matin d’octobre, un moine mendiant venu de Nancy et se rendant au monastère de Champmol, proche de Dijon, demanda le gîte et le couvert. De loin, Jeannette le prit pour le frère Simon que l’on n’avait pas revu depuis
Weitere Kostenlose Bücher