Eugénie et l'enfant retrouvé
après-midi, j’irai au cinéma avec Germaine, dit-il plutôt, certain de contrarier un peu sa mère.
Celle-ci prit son assiette afin que Charmin y place une tranche de viande, elle ajouta une portion de pommes de terre avant de la lui mettre sous le nez.
— Tu as bien raison de te détendre un peu, tu mets tellement de sérieux dans tes études. Tout à l’heure, je te donnerai quelques sous pour l’entrée.
Mine de rien, la femme venait de remettre les pendules à l’heure au sujet du véritable détenteur de l’autorité dans la maison. De nouveau, Jacques dut faire un effort pour maîtriser sa frustration. Dans moins d’un mois, il aurait vingt ans. A cet âge, tous les jeunes gens de son milieu occupaient un emploi, ils ne quêtaient pas à leur mère le prix d’un billet de cinéma.
— Cette petite, la fille des Huot, continua Thérèse en se servant à son tour, je ne lui ai jamais parlé. Tu devrais lui demander d’arrêter ici, à votre retour. Je vais faire du sucre à la crème, tout à l’heure. Elle aura bien le temps d’échanger quelques mots avec nous avant de rentrer à la maison.
Cette jeune fille lui paraissait indigne de son fils quelques mois auparavant. Sa perception de la situation évoluait au fil du temps. Non seulement aujourd’hui souhaitait-elle la rencontrer, mais avec ce «nous», elle incluait son pensionnaire dans l’interrogatoire prévu pour elle.
— ... Je verrai avec Germaine si c’est possible. Ses parents sont sévères, ils souhaitent la voir revenir à la maison très tôt.
— Voilà qui est tout à l’honneur du père et de la mère de cette jeune personne, commenta Charmin. De nos jours, avec ce que l’on voit dans les journaux, mieux vaut être prudent.
Mais ils feront certainement exception pour votre mère.
Jacques comprit soudainement la nouvelle ouverture de Thérèse à l’égard de la jeune fille. Elle tenait à l’influence du pensionnaire. D’ailleurs, à l’autre bout de la table, il lui adressait un sourire entendu, «d’homme à homme». Cet étranger voulait entrer dans les bonnes grâces de sa logeuse en favorisant les amours du fils !
— Je leur téléphonerai tout à l’heure, pour leur dire qu’elle arrêtera ici, renchérit Thérèse. Comme cela, ils ne s’inquiéteront pas.
Le garçon faillit s’étouffer avec une bouchée de jambon.
*****
Eugénie décida de faire à pied le trajet jusqu’à l’hôpital.
Malgré la distance modeste, l’effort lui mit tout de même une pellicule de sueur au creux des reins. Pourtant, tout le long du chemin, elle apprécia la fraîcheur de l’air sur ses joues, la vivacité des noirs, des gris et des blancs dans cet hiver agonisant. Plus que jamais auparavant, les silhouettes des arbres privés de feuilles lui rappelèrent de grands squelettes absorbés dans une prière muette.
Une fois rendue au Jeffrey Haie, une peur panique lui tordit le ventre. Un bref instant, elle eut envie de tourner les talons et de prendre la fuite. Savoir revêtait-il la moindre importance ? Elle entra dans le grand bâtiment en brique rouge. Elle savait déjà. Se faire confirmer son état par un tiers ne lui apporterait rien de plus, sinon un aperçu du temps restant à sa disposition. Elle désirait tout de même obtenir cette information.
L’employée à la réception lui indiqua le chemin du service de radiologie, installé au sous-sol à cause du poids et de l’encombrement des appareils. Eugénie arriva exactement à l’heure indiquée pour le rendez-vous. A sa grande surprise, le docteur Picard se trouvait là aussi.
— Madame Dupire, j’ai pu me libérer un instant afin de vous dire un mot, commença Thalie en lui tendant la main.
— Vous allez me faire cet examen vous-même ?
— Les rayons X? Non, je ne saurais pas. Dans une demi-heure, je vous verrai en haut, et nous regarderons cela ensemble.
— Voilà un rendez-vous qui ne me remplit guère de joie, je l’avoue. Je m’excuse à l’avance de ma mauvaise façon.
L’ironie grinçante avait le don de mettre l’omnipraticienne mal à l’aise. Un franc désespoir lui paraissait plus facile à affronter.
— Je comprends, murmura-t-elle pourtant. Je me sauve.
Vous me trouverez à mon bureau tout à l’heure.
L’arrivée du radiologiste rendait cette retraite d’autant plus facile.
*****
La bruyante machine ajouta un peu au désarroi de la malade, comme si la mise en œuvre de pareils moyens illustrait le sérieux
Weitere Kostenlose Bücher