Eugénie et l'enfant retrouvé
le plancher.
— Je vois.
Elisabeth demeura un long moment silencieuse, au risque de voir sa belle-fille sortir de ses gonds. Enfin, elle reprit la parole :
— Ton histoire est en partie exacte. Bien sûr, je voulais épouser ton père, l’idée de m’éloigner de lui me rendait malade.
En plus, je ne savais pas du tout ce que j’allais devenir. Le curé refusait de me donner un certificat de moralité susceptible de me permettre d’enseigner, la supérieure des
ursulines
s’opposait
à
mon
entrée
dans
la
congrégation.
— Tu l’as tuée seulement pour t’assurer le gîte et le couvert.
Elisabeth leva la main droite pour lui imposer le silence.
— Tais-toi et écoute, ma grande. Tu veux savoir, alors écoute. Je suis entrée dans sa chambre, car j’avais entendu une plainte. Mais elle dormait, respirant doucement. Quand tu m’accusais, enfant, ou jeune adulte, je ne connaissais pas encore la suite des événements. Je pensais que ton esprit avait été perverti par cette femme à demi folle. Tu me faisais pitié.
L’autre grimaça, mais n’osa pas ouvrir la bouche.
— Alice a fait de toi une mauvaise espionne. Si tu avais continué ta surveillance, tu aurais vu ton père entrer dans la chambre un moment après moi. La suite, tu l’as bien devinée. Il a pris l’oreiller pour le lui mettre sur le visage.
— Papa ?
La visiteuse resta interdite, puis murmura, incrédule :
— Jamais il n’aurait fait cela à maman.
— Pendant sa maladie, en 1919, il m’a tout avoué. Tu as bien résumé sa motivation, tout à l’heure. Il ne voulait pas me perdre, bien sûr. Mais je me demande s’il n’y en avait pas une autre, plus simple. Non seulement Alice paraissait résolue à ruiner la vie de son époux, mais elle vous détruisait lentement, vous, les enfants. Edouard tient peut-être de ses premières années d’existence ses relations si particulières avec les femmes. Toi, tu as répété son comportement. Je pense en particulier à ta façon de te couper des autres, terrée dans ta chambre.
— Tu mens. Tu l’as tuée, puis maintenant, tu tentes de me démolir.
Pourtant, sa voix devenait moins assurée, plus sourde.
Ces révélations modifiaient peu à peu sa perception des événements. Comme sa belle-mère, elle commençait à concevoir qu’une personne aimée avait commis un geste aussi horrible.
— Cela ne se peut pas. Dis-moi que tu inventes pour me faire du mal.
— Pourquoi ternirais-je la mémoire d’un homme que j’ai tant aimé?
— Pour me faire du mal.
— Tu peux me nommer une seule situation où je t’ai fait du mal ?
Elle ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis se tut finalement.
— Peut-être me suis-je trompée en ne te mettant pas dans la confidence à la mort de Thomas, poursuivit Elisabeth. Mais à l’époque, tu semblais fermement résolue à m’effacer de ton existence. Nous nous sommes parlé combien de fois, depuis les funérailles ?
Leurs rencontres étaient fortuites, les paroles, réduites au minimum. N’en pouvant plus, Eugénie se leva pour marcher vers la porte. Son hôtesse la suivit et déclara encore :
— Je suis infiniment désolée pour ta maladie... et aussi pour toutes ces années malheureuses. Jusqu’à ce que Thomas se confie à moi peu de temps avant de mourir, je ne savais pas. Je me limitais à te répéter que ce n’était pas moi. Je t’offrais en même temps toute mon affection. Je comprends aujourd’hui que tu ne pouvais l’accepter.
Sur ces derniers mots, elle posa une main sur l’épaule de la jeune femme.
— Ne me touche pas, rugit-elle en se dégageant brutalement.
La visiteuse demeura un instant immobile, puis répéta presque doucement :
— Ne me touche pas.
— Si tu veux me parler de nouveau..
Eugénie sortit sans prononcer une parole, laissant Elisabeth bouleversée.
*****
Ce dernier jour de mars 1929, il fallait une bonne dose d’optimisme pour étrenner un nouveau chapeau de paille et une robe aux couleurs de l’été, tellement le temps demeurait maussade. Ses moyens considérablement réduits depuis son veuvage, Thérèse Létourneau se réjouissait plutôt de pouvoir célébrer Pâques dans ses vêtements d’hiver habituels.
Fidèle à son habitude des derniers mois, Jacques échangea quelques mots avec Germaine à la sortie de la messe.
Cela tenait bien sûr à ses beaux yeux, mais aussi à son désir de laisser sa mère prendre les devants en compagnie de son
Weitere Kostenlose Bücher