Eugénie et l'enfant retrouvé
connaissais moins bien, je penserais que tu as un peu honte de notre tribu.
— Et si tu pensais cela, ce serait tout à fait ridicule. Et avant que tu ne le dises, je tiens à cette précision : je n’ai pas honte de lui non plus. Enfin, c’est plus compliqué que cela.
Prononcée calmement, l’affirmation devait être prise au pied de la lettre.
— Alors ?
— C’est un mauvais garçon. Toi, Paul, maman, même Amélie seriez inquiets pour moi. Françoise et même Flavie ne diraient rien, mais elles songeraient que j’ai bien mal tourné. Je ne souhaite pas créer une pareille commotion.
— ... Si un homme te fait du mal, je vais m’en occuper.
Crois-moi, je suis très sérieux.
Parfois, sous le calme de surface, le vétéran du 22e Bataillon réapparaissait. Thalie s’approcha pour lui poser une bise sur la joue.
— Mon grand frère, ce n’est pas un mauvais garçon comme ça. Crois-moi, mes journées dans mon cabinet m’ont permis d’apprendre que des hommes très respectables sous certains aspects battent toutefois leur femme. Oui, je parle de certains de tes honorables voisins. Mon mauvais garçon se montre très gentil avec moi. Son plus gros défaut est de ne pas m’aider à faire la vaisselle.
L’homme afficha son scepticisme. Comme la suite ne venait pas, il insista :
— En quoi est-il mauvais ?
— Il transporte de l’alcool.
D’abord, Mathieu parut ne pas comprendre. Puis son visage s’éclaira.
— Oh ! Tout le monde feint de trouver ce commerce bien naturel, au point de finir par oublier que la loi l’interdit. Tu as raison, cela ferait jaser.
Ils se regardèrent un long moment.
— Tu fais attention à toi ? dit-il.
— Je fais attention à moi. Comme tu l’as remarqué, je suis plus heureuse. Et là, je vais te laisser le soin de ranger la vaisselle, au cas où le Al Capone du quartier Saint-Sauveur donnerait signe de vie.
Si cette pointe d’humour le faisait grincer des dents, Mathieu ne le laissa pas voir. Il l’accompagna jusqu’à la porte. Après l’échange des bises, elle dit encore :
— Une autre chose me rend heureuse. J’ai un grand frère disposé à déclencher une nouvelle guerre mondiale pour me protéger.
— C’est bien vrai. Et maintenant, ouste, va-t’en.
— Sur la table du salon, j’ai vu des cernes humides laissés par les verres. Tu devras recommencer le nettoyage.
Sur ces mots, la jeune femme marcha vers le trottoir en riant.
*****
Le lendemain, tous les hommes du clan Dubuc-Picard travaillaient, et même quelques-unes des femmes. La plupart rateraient le grand départ. Aussi Marie et Paul descendirent-ils du taxi près de l’embarcadère du Canadien Pacifique avec Flavie et Françoise pour toute compagnie.
Des porteurs vinrent chercher les deux grosses malles. Le couple marcha vers l’édifice de la société en essayant de maîtriser sa fébrilité.
Devant le comptoir, la marchande se tourna vers les jeunes femmes pour leur dire :
— Je me sens tout à fait ridicule. Aucun des événements de ma vie ne m’a aussi profondément troublée.
Jamais elle ne le formulerait à haute voix devant Paul, mais la mort de son premier époux hantait son esprit depuis des semaines. Il s’était embarqué vers l’Europe avec un tel enthousiasme, pour disparaître avant la fin de la première nuit. — Tu vas t’occuper du commerce, n’est-ce pas ? continua-telle pour Françoise. Comme tu le faisais si bien, il y a toutes ces années.
— Tout se passera bien.
— La petite Hamelin ne me paraît pas bien expérimentée.
— Estelle est à la fois charmante et compétente.
La jeune femme entendait ces manifestations d’inquiétude pour la dixième fois peut-être, avec le même calme.
— Gertrude aura peut-être du mal avec les garçons. Ils sont très bien élevés, bien sûr, mais elle se fait vieille.
— Je la visiterai très souvent, intervint Flavie, et si elle paraît débordée, je les prendrai chez moi.
En se mêlant à la conversation, la brunette s’attira aussi sa part de recommandations.
— Tu veilleras sur Thalie, n’est-ce pas ? Je me demande si elle mange toujours bien, dans son petit appartement. Je sais qu’elle vous visite souvent.
— Elle a pris du poids ici, ricana sa nouvelle interlocutrice tout en portant la main à l’une de ses hanches. Je vais plutôt la priver de dessert.
Près du trio féminin, Paul commençait à désespérer. Il tendit les billets à un commis en lui adressant un
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