Eugénie et l'enfant retrouvé

mère.
    — ... Mais je ne peux pas partir dans ces conditions.
    La marchande ouvrit de grands yeux, déjà prête à sacrifier son beau voyage.
    — Je ne veux pas vous faire de peine, belle-maman, dit Flavie, mais que vous soyez ici ou en France, cela ne changera pas grand-chose au calendrier de mon bébé. De toute façon, vous serez de retour longtemps avant l’accouchement. Si je crois les prévisions de mon médecin, je risque d’avoir un petit Noël.
    — Ou une Noëlla, compléta Mathieu.
    La petite réunion se déroulait sous les meilleurs auspices.
    Tous les membres de la famille étaient présents, heureux de renouer les liens. Les repas hebdomadaires réunissaient rarement à la fois les Picard et les Dubuc. Le départ prochain des parents pour l’Europe justifiait ce rassemblement.
    — Mais je vais tout manquer. Deux filles enceintes, le magasin... Amélie ne pourra travailler bien longtemps.
    La blonde laissa échapper un rire joyeux, puis elle se mêla à la conversation :

    — Je ferai comme toi, Marie. Il semble que tu aies accouché de Mathieu près des étalages de jupons, avec l’aide d’un grossiste.
    — Absolument, renchérit le fils. Elle serrait une paire de bas de soie entre les dents pour mieux endurer la douleur.
    Papa a attaché le cordon avec un ruban de velours à huit sous la verge. Maman est taillée comme nos ancêtres. En Nouvelle-France, elle aurait tenu une louche dans une main, un fusil dans l’autre, tout en peuplant la colonie à elle seule. Cela sans compter la lutte contre les Iroquois.
    Marie ne savait quoi répondre à ces assauts. A ce moment, un trio masculin entra dans le salon.
    — Paul, se plaignit la pauvre femme, ta fille se moque de moi.
    — Selon ce que j’ai entendu, ton fils est le plus grand fautif.
    — Je ne peux pas laisser le magasin à une personne sur le point d’accoucher.
    — Tu ne le laisses pas à Flavie, mais plutôt à Françoise.
    A moins que mon aînée nous réserve une surprise ?
    Autant le voyage l’avait fait rêver les derniers mois, autant la proximité du départ ravivait toutes les craintes de Marie.
    — Mais elle n’y arrivera pas toute seule.
    — Et cette grande brunette, la fille du docteur Hamelin ?
    demanda le politicien en mettant un bras autour des épaules de sa femme.
    — Elle n’a pas assez d’expérience.
    Chacun choisissait de s’amuser de la petite crise d’angoisse de Marie. Puis, Mathieu se résolut à jouer son rôle d’aîné pour la ramener à la raison :
    — Maman, si tu ne fais pas ce magnifique voyage, Alfred ne te parlera plus jamais.

    — ... Que veux-tu dire ?
    — Il a raconté à tous ses petits voisins que tu ferais le tour du monde en bateau. Si tu ne montes pas dans ce navire demain, il perdra la face auprès de tous les habitants de la Haute-Ville.
    — Alors, nous serons obligés de le faire scolariser à Montréal, ajouta Flavie. Nous-mêmes, nous serons privés de sa présence. Noël grandira sans lui.
    Le rouge commençait à monter aux joues de la marchande. A la moue un peu boudeuse succéda pourtant très vite un sourire.
    — Je veux bien embarquer demain, mais seulement à une condition.
    — Dites toujours, dit sa belle-fille.
    — Jamais vous n’appellerez un enfant Noël, encore moins Noëlla. Aucun bébé ne mérite un prénom pareil.
    — Si tu retrouves ton enthousiasme pour ce voyage, je te le promets, conclut Mathieu.
    Thalie arriva dans la pièce avec dans les mains un plateau chargé de coupes de vin blanc et de deux verres de jus.
    Derrière elle, Gertrude suivait en répétant :
    — Fais attention de ne rien renverser.
    L’insistance ne rendait pas les mains de la jeune femme plus sûres, tout en lui tombant un peu sur les nerfs. Elle s’arrêta d’abord devant Flavie.
    — Tu prends l’un des plus grands, sans alcool.
    — Oui, docteur.
    La même recommandation s’adressa à Amélie, qui l’accueillit avec la même réponse docile. Quand tout le monde eut un verre à la main, Thalie prit le dernier, le leva à la hauteur de ses yeux pour dire :
    — Bon voyage d’amoureux à nos parents, et des tonnes de souvenirs pour meubler leurs rêves pendant les cinquante prochaines années.
    — Au moins cinquante ans, ajouta Amélie depuis son fauteuil.
    Chacun trempa les lèvres dans la boisson, puis ajouta une dimension personnelle à ces souhaits. Le médecin en était à évoquer la question des cadeaux à rapporter d’Europe quand une petite main tira sur sa