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Eugénie et l'enfant retrouvé

Eugénie et l'enfant retrouvé

Titel: Eugénie et l'enfant retrouvé Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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une autre dimension de la profonde injustice de ses origines. Rien, dans un milieu ouvrier comme Limoilou, ne l’avait préparé au vocabulaire du droit. Cela le mettait dans une position d’infériorité vis-à-vis des autres étudiants.
    Les convives reprirent leur place. A un bout de la table, le petit Charles portait des culottes courtes et une chemise kaki.
    Son
    cou
    s’ornait
    d’un
    grand
    foulard
    jaune
    et
    bleu. Convaincu que cet uniforme lui donnait un air martial, il ne le retirait qu’avec regret au moment de se coucher.
    — Tu vas retourner à l’école cet après-midi ? lui demanda sa mère.
    — Oui. Nous allons encore apprendre à faire des nœuds.
    Cela aussi tenait du mystère. S’il honnissait l’école des Frères des écoles chrétiennes pendant l’année scolaire, l’endroit prenait un air tout différent quand il se trouvait avec des camarades assis en cercle à même le sol, autour d’un aumônier voué à un curieux sacerdoce : procurer des loisirs irréprochables au niveau moral à tous les garçons.
    Dans sa version québécoise, le scoutisme s’accompagnait d’une épaisse couche de bondieuseries.
    — Je veux bien que tu te passionnes pour les nœuds, intervint son père, mais tu ne devrais pas te faire la main sur les cordons des rideaux de la maison.
    Charles leva des yeux pleins de reproches vers Gloria, occupée à faire le premier service. Cette trahison lui paraissait bien cruelle. La domestique afficha un air coupable, mais elle ne regrettait
    rien.
    Elle
    avait
    passé
    une
    heure
    le
    matin à défaire des nœuds «en huit».
    — Comme je veux te permettre d’obtenir ton badge de champion faiseur de nœuds, continua le père, je t’ai déniché une grosse pelote de corde. Elle doit faire vingt bonnes verges.
    — Merci, papa !
    La dénonciation pardonnée, le garçon se réconcilia avec la bonne d’un sourire, puis il s’attaqua au potage avec appétit. Parmi ces étrangers, Jacques observait discrètement ses voisins, soucieux de choisir toujours les bons ustensiles, de les tenir de la façon convenable. Les usages de la belle société continuaient d’être un mystère pour lui. Silencieux, il n’ouvrait la bouche que pour répondre brièvement aux questions. Ce jour-là, la présence d’Eugénie juste en face de lui le troublait particulièrement. La malade détaillait ses traits, un air interrogateur sur le visage.
    — Vous vous souvenez finalement de m’avoir rencontrée?
    demanda-t-elle.
    — Oui, je crois. Au pique-nique offert aux employés par votre père.
    — Je n’y ai plus participé après mon mariage.
    — Si je me souviens bien, c’était en 1914. Je n’allais pas encore à l’école.
    La femme posa sa cuillère un instant pour s’essuyer la bouche, des yeux presque fiévreux rivés sur lui.
    — Mais alors vous aviez...
    — Cinq ans et demi. À l’époque, la demie comptait beaucoup.
    Mine de rien, Fernand suivait l’échange. « Réalise-t-elle que ce garçon lui confie être né au moment de son accouchement clandestin ? », se dit-il. A tout le moins, elle se passionnait pour cet intrus dans la maison.
    — Tout de même, vous souvenir de cette rencontre, c’est remarquable après toutes ces années. Pour quelles raisons ce jour est-il demeuré mémorable? Certainement pas à cause du repas.
    — De la viande refroidie dans un étang de sauce figée.
    Pour la première fois, le garçon lui adressa un véritable sourire. Eugénie le trouva très beau, presque troublant.
    — Vous ne vous rappelez pas du menu après quinze ans.
    C’est impossible.
    — Vous avez raison. Mais votre père proposait toujours la même chose, n’est-ce pas ?
    Cette fois, son interlocutrice s’esclaffa.
    — Oui, tous les ans, la même viande froide, la même sauce.
    Mais alors, comment pouvez-vous vous rappeler de moi ?
    — Vous faisiez le service avec tous les autres membres de votre famille, de même que mon père et ma mère. Cela semblait tellement vous ennuyer... Puis je vous trouvais très jolie.
    Eugénie se troubla. Oui, à ce moment de sa vie, vêtue de ses belles robes en mousseline battant les chevilles, elle attirait les regards. Surtout, elle devinait comment ce garçon savait se montrer charmeur. Pour se donner une contenance, elle se tourna vers son infirmière, assise à sa gauche, pour dire :
    — Le croiriez-vous, ce garçon qui vante ma beauté aujourd’hui ne me reconnaissait pas il y a deux jours.
    — Vous avez changé, en

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