Eugénie et l'enfant retrouvé
quinze ans.
— J’ai surtout vieilli de cinquante ans depuis décembre dernier, ne trouvez-vous pas ?
La répartie mit fin à l’échange un peu enjoué. Tout le reste du repas, la malade se contenta de jeter des regards discrets sur son vis-à-vis. De son côté, Fernand se demandait encore s’il avait bien fait.
*****
Après une semaine à reproduire des actes légaux dans la grande maison des Dupire, Jacques saisissait un peu mieux la dynamique de l’étrange couple. Les échanges demeuraient toujours courtois, le ton retenu. Toutefois, il comprenait qu’au-elà des mots, ces deux-là exprimaient des réalités complexes, peut-
être insupportables. Si un sentiment très fort les unissait, ce n’était certes pas l’amour.
Il découvrait aussi autre chose. Son employeur s’absentait régulièrement pendant la journée, pour ensuite passer de longues soirées à sa table de travail. La première fois, le garçon imagina une visite chez un client. Quand l’homme vint se planter pour la seconde fois dans l’embrasure de sa petite pièce de travail, il en vint à reconsidérer cette hypothèse.
— Alors, Jacques, vous vous faites au secrétariat?
L’allusion au premier emploi de son père l’amena à se raidir.
— Je pense vous l’avoir démontré, répondit-il d’une voix mal contrôlée.
— C’est vrai, vous avez fait du bon travail. Si la qualité semble assurée, vos efforts devraient porter sur la quantité.
Bien que justifié, le reproche écorcha l’orgueil de Jacques. Le souci de ne commettre aucune erreur le retardait beaucoup.
— Je vous souhaite donc une bonne fin de journée. Je ne serai sans doute pas de retour avant votre départ.
— Dans ce cas, je vous retourne le même souhait.
L’homme se dirigea vers la porte. Le garçon regarda par une petite fenêtre, pour le voir atteindre le trottoir en mettant son chapeau de paille sur sa tête.
— Personne ne va voir des clients sans se munir de son porte-documents, dit-il à mi-voix.
Le notaire préférait s’accorder des loisirs en après-midi, pour redoubler d’efforts en soirée. De toute façon, comme Eugénie passait presque tout son temps dans sa chambre, le couple ne pouvait consacrer ces heures à bavarder devant la radio.
Jacques sortit dans le corridor. Des bruits venaient de la cuisine. La cuisinière et la bonne devaient s’occuper de la vaisselle. Cette dernière passait la matinée à faire le ménage du rez-de-chaussée. Elle se rendrait bientôt à l’étage pour continuer l’entretien. L’aïeule se tenait dans son appartement, au fond de la maison. Le petit Charles ne reviendrait pas avant des heures d’une expédition organisée par les scouts*
« Si je ne le fais pas maintenant, toutes ces journées derrière une machine à écrire ne serviront à rien », pensa-t-il.
Il prit quelques pages fraîchement dactylographiées pour se donner un alibi si quelqu’un survenait, puis se dirigea vers la pièce de travail de son employeur. Il ferma la porte à demi derrière lui et posa les feuillets sur le bureau, près d’une copie du Soleil. La page titre rappelait que l’on célébrait ce jour-là le soixante-deuxième anniversaire de la fédération canadienne.
— Maintenant, où dois-je commencer? souffla-t-il entre ses dents.
Tout le long du mur situé sur sa gauche, de grands classeurs en chêne s’alignaient. Sur chacun des tiroirs, un petit carton portait des lettres. Au premier coup d’œil, il comprit que les actes se suivaient selon un ordre alphabétique de patronymes.
Trouver celui portant les lettres « Le » lui prit quelques secondes. Si trois chemises faisaient référence à des Létourneau, aucune ne portait le prénom de Fulgence. Il tenta ensuite sa chance sous le nom de sa mère. Puisque la correspondance du notaire s’adressait à son père adoptif, sans surprise, il ne trouva rien. Le contrat n’avait pas été fait à son nom.
Le stagiaire demeura longtemps appuyé contre le bureau de son patron, pensif. Les lettres conservées par Fulgence faisaient état d’un contrat en bonne et due forme. Son père adoptif y avait certainement apposé sa signature. S’il ne se trouvait pas classé à son nom, on avait utilisé celui du mystérieux donateur, celui qui versait l’argent... ou alors celui de Thomas Picard, l’intermédiaire, en admettant que celui-là ne soit pas le père naturel.
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