Eugénie et l'enfant retrouvé
liftier de treize ou quatorze ans affublé d’un ridicule habit rouge chargé de dorures.
— Tu dois bien être colonel, avec tous ces galons, déclara-t-elle, amusée.
Insensible à l’ironie, l’œil vif, il rétorqua, gouailleur :
— Au moins général, mademoiselle. Au-dessus d’un général, il y a quoi ?
Il arrêta sa machine au premier, annonça les rayons. Des passagers descendirent, d’autres montèrent.
— Je ne sais trop, dit Thalie. Maréchal, peut-être.
— Alors, je suis maréchal.
Il retrouva sa voix « officielle » pour annoncer :
— Vêtements pour dames et petites filles, chaussures pour dames et petites filles.
Des yeux, il interrogea Thalie.
— Non, je t’accompagne encore un peu.
Il lui adressa son meilleur sourire. Même à son âge, lui aussi s’essayait à la séduction.
— Ameublement pour toutes les pièces de la maison, annonça-t-il à l’arrêt suivant.
— Bonne fin de journée, maréchal, dit-elle en sortant, amusée de son attitude.
— Bon magasinage, mademoiselle, salua-t-il avec la même bonne humeur.
« Celui-là fera un vendeur redoutable », se dit-elle en se dirigeant tout de suite vers les tables et les chaises. Un employé la rejoignit bien vite et vanta les articles qu’elle avait sous ses yeux. Elle trouva des produits aux lignes simples, des adaptations pas trop mal réussies de l’art déco, débarrassées de la surcharge d’ornements habituelle pour favoriser la fonctionnalité.
De nouveau, elle quitta les lieux en promettant de prendre une décision bien vite. Son visage montrait assez de satisfaction pour que le vendeur la regarde partir avec la certitude de la revoir. Après un arrêt un étage plus bas pour regarder les vêtements et acheter une petite provision de Kotex, un produit relativement nouveau et dont la publicité disait qu’il « protégeait à la fois des infections et des mauvaises odeurs », elle regagna le trottoir.
Nonchalamment, Thalie s’attarda encore devant quelques vitrines. Au début de juillet, l’affluence nombreuse donnait à la rue un air affairé. Tous ces gens, dont beaucoup de ruraux venus en ville pour affaires, se rendaient là pour gagner de l’argent ou le dépenser. Tout le monde participait au même optimisme. Les prix et les salaires grimpaient sans cesse, et de nouveaux produits venaient rendre la vie plus facile.
«Tout de même, se dit la jeune femme devant les fenêtres de la Quebec Power où elle voyait son second réfrigérateur électrique de la journée, les grandes entreprises exagèrent.
Les gens ne sont pas sots au point d’acheter cela ! »
Elle entra malgré tout dans les locaux de cette société productrice d’énergie, responsable de l’éclairage des rues et des maisons, de même que de l’alimentation du tramway de la ville de Québec. L’entreprise mettait aussi en marché un éventail de produits « électriques». Non seulement cela lui procurait un profit immédiat, mais leur multiplication dans les foyers gonflait à coup sûr la facture d’électricité mensuelle.
Comme il arrivait souvent, constata la jeune femme, ce détaillant avait ajusté le prix de la « glacière sans glace » à celui de Légaré.
— Vous êtes attirée par cette merveille ? commença le vendeur en s’approchant d’elle.
— Si je me laisse attraper par une merveille, ce ne sera pas celle-là. Ma glacière aura de la glace quelques années encore.
— Dans ce cas, que puis-je vous montrer?
— Pourquoi ne pas commencer avec ce poêle ?
De la main, la jeune femme désignait un appareil de cuisson. D’un côté, à la hauteur de son genou, se trouvait une surface plane avec trois cercles composés d’un matériau étrange, comme un très long ressort enroulé sur lui-même.
— Ce sont les éléments chauffants, expliqua l’homme.
L’électricité les porte au rouge. Le plus grand peut servir pour un chaudron, ou une poêle à frire. Les deux autres...
— Pour des chaudrons, ou des casseroles plus petites.
L’ironie n’échappa pas à l’employé qui se résolut à mettre moins de condescendance dans sa voix, dorénavant.
— Et à gauche, cette espèce de boîte avec une porte, c’est le fourneau.
— Cela fonctionne ? Je veux dire, on ne passe pas son temps à réclamer un technicien et les gâteaux acceptent de cuire ?
— La chaleur est plus régulière que celle des poêles habituels. Bien sûr, il faut changer les éléments une fois de temps en temps. Vous
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