Eugénie et l'enfant retrouvé

revêtir des identités différentes.
    Elle posa les trois missives sur la table, s’assit en les contemplant et attendit. La colère lui fit même oublier de préparer le souper.

    *****
    Jacques arriva le premier, vers six heures trente. Après une journée à transporter des meubles, ne pas sentir l’odeur du repas le déçut. Il trouva sa mère assise à la table, le visage fermé. Instinctivement, il se demanda laquelle de ses fautes était susceptible de provoquer une pareille colère. Le visage de Juliette lui passa rapidement à l’esprit.
    — Lis ça ! commanda Thérèse d’une voix blanche.
    « Des lettres de dénonciation », songea-t-il. En prenant la première, il esquissa un sourire de soulagement.
    — Voilà donc le résultat de ses démarches, murmura le grand garçon.
    — Ah ! Parce que toi, tu étais au courant.
    La complicité de mise entre les hommes ne tenait pas longtemps devant un dragon pareil. Ou alors la faim le rendait plus vulnérable : visiblement, elle ne semblait pas disposée à préparer à manger. Pareil sacrifice lui coûtait peu, elle avait des réserves pour survivre tout un mois sans le moindre risque pour sa santé. Il admit après une brève hésitation :
    — ... Il m’en a touché un mot, oui.
    — Qui sont ces gens incapables de signer de façon à ce qu’on reconnaisse leur nom ?
    — Je ne sais pas. Papa a répondu à des petites annonces dans les journaux. Des gens qui offrent de l’argent à prêter.

    Elle demeura impassible, comme si le but d’une pareille démarche lui échappait. Puis elle plissa les yeux pour dire :
    — L’imbécile veut racheter les ateliers.
    Ses yeux scrutaient ceux de son fils, comme si elle entendait lire dans ses pensées.
    — C’est bien ça ? Il s’imagine capable de racheter ces bâtisses branlantes et un lot de vieilles machines susceptibles de casser à la première utilisation.
    — Papa est convaincu qu’avec un investissement raisonnable, il
    pourrait
    tout
    relancer
    et
    réaliser
    un
    profit
    intéressant.
    — Fulgence en chevalier d’entreprise !
    Les mots, crachés plutôt que prononcés, contenaient un mépris insondable. Un bruit leur parvint de la porte d’entrée. Le père les rejoignit bientôt, une petite boîte en carton dans les bras. Il avait marché depuis la Pointe-aux-Lièvres avec ce colis.
    — Il
    ne
    reste
    pas vingt
    personnes
    maintenant,
    commença-t-il.
    Puis, son regard croisa celui de sa femme. A elle seule, elle valait tout un peloton d’exécution.
    — Tu voulais tout perdre, nos économies, notre maison, pour une chimère ridicule.
    A la vue des lettres ouvertes sur la table, il comprit.
    — Tu ouvres mon courrier, maintenant?
    — Tu voulais tout perdre aux mains de bandits de grand chemin ! Non, mais, tu ne vois pas ce que ces gens désirent?
    Ils te demandent ce que tu possèdes. Ils veulent savoir si tu es un pigeon qu’il vaut la peine de plumer.
    — Ils veulent des garanties, c’est normal en affaires.
    Même à la Banque nationale, le jeune Poitras...

    — Parce que tu en as même parlé dans la paroisse !
    A l’entendre, il venait d’exposer à la honte toute la famille, pour les trois générations à venir.
    — Les banques servent à cela, prêter de l’argent aux entrepreneurs.
    — Seigneur ! Toi, un entrepreneur ? Mais regarde-toi dans le miroir ! Thomas Picard était un entrepreneur. Tu penses vraiment lui ressembler, appartenir à la même catégorie d’hommes que lui ?
    Elle eut un rire d’hyène devant une charogne.
    — Tu te souviens ? Grand, fort, élégant, capable de séduire d’un sourire, de convaincre. Bon Dieu, il se trouvait dans le cercle des intimes de Wilfrid Laurier. Le grand homme mangeait chez lui.
    Les journaux rendaient invariablement compte des faits et gestes de l’ancien député du comté de Québec-Est.
    Toutes ses visites chez les Picard faisaient l’objet d’au moins un entrefilet.
    Depuis un moment, Jacques contemplait silencieusement l’affrontement, réalisant que sa mère conservait intacte toute son admiration pour le commerçant de la rue Saint-Joseph.
    — Toi, un entrepreneur, continua-t-elle. Tu me fais rire, tiens. Si ce n’était pas si pitoyable, on en ferait une fable...
    Non, il y en a une déjà, de La Fontaine : La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf.
    — Tais-toi, demanda Fulgence d’une voix éteinte.
    Tais-toi devant notre fils.
    Le visage très pâle, le petit homme semblait ployer sous