Eugénie et l'enfant retrouvé

nourrir, avec mon garçon, et de faire durer mes économies.
    Dans la paroisse, quelques veuves utilisaient cet expédient.
    Même si Thérèse Létourneau ne lui paraissait pas la plus avenante des logeuses, le religieux l’encouragea :
    — C’est une bonne idée, vous savez. Comme cela, vous garderez la maison et Jacques arrivera au terme de ses études.

    — Mais je ne veux pas ouvrir ma porte à n’importe qui.
    Pourriez-vous me recommander des hommes bien ? Enfin, vous comprenez ce que je veux dire... Des gens qui ne boivent pas, n’ont pas de mauvaises fréquentations, possèdent un certain savoir-vivre.
    Elle n’osait dire «des professionnels, ou des gens s’en approchant». Les titulaires d’un diplôme universitaire ne se bousculeraient pas à la porte de sa vieille maison. Elle continua :
    — Des gens qui n’auront pas une mauvaise influence sur mon fils.
    L’homme d’Eglise hocha la tête, puis l’amena indirectement à refréner ses attentes.
    — Parfois, des hommes ou des femmes viennent me demander si je connais une famille honnête où aller loger.
    Je leur recommanderai votre demeure.
    — Je préfère m’en tenir à des hommes. Je ne veux pas de jeunes femmes dans ma maison.
    La ville de Québec offrait de nombreux emplois d’ouvrière, de vendeuse,
    de
    commis
    ou
    de
    secrétaire.
    Plusieurs
    d’entre elles devaient se loger dans une chambre en ville.
    — La présence de mon fils, vous comprenez...
    De nouveau, le père François hocha la tête. Si Jacques se montrait peu loquace lors de ses confessions - très vite il avait pris l’habitude de s’adresser aux prêtres du Petit Séminaire, sans doute pour plus de discrétion - ses compagnes de jeux lui en révélaient assez pour l’amener à partager la prudence maternelle.
    — Vous avez raison, renchérit-il. A son âge, votre garçon ne peut partager l’intimité d’une maison avec des représentantes de l’autre sexe.

    La mère se priva d’ajouter: «Surtout qu’il occuperait l’étage avec elles, sans surveillance. »
    — Je pense louer ma propre chambre, précisa Thérèse.
    C’est une grande pièce, je vais demander un loyer conséquent. La deuxième est bien plus modeste, parfaite pour un jeune homme.
    — Je serai heureux d’en faire part aux paroissiens qui me solliciteront. Mais pour accélérer les choses, une annonce dans L’Action catholique donnerait sans doute de bons résultats.
    Thérèse hocha la tête de bas en haut. Les lecteurs de
    «l’organe de l’archevêché de Québec» devaient être de bonnes personnes.
    — Je donnerai tout de même la préférence aux gens que vous voudrez bien me recommander, mon père. Maintenant, accepteriez-vous de me bénir avant mon départ ?
    Elle ne se mit pas à genoux, mais pencha la tête avec une modestie exemplaire. Le religieux s’exécuta. La bonne chrétienne quitta le presbytère peu après.

    *****
    Au même moment, Jacques Létourneau marchait dans la Grande Allée, de nouveau émerveillé par les belles demeures bourgeoises de part et d’autre de la magnifique avenue. Les propriétaires d’entreprises et les professionnels de grande réputation habitaient dans cette artère. Il y venait parfois pour alimenter ses rêves de grandeur.
    Il arriva rue Scott à l’heure de son rendez-vous. Une jeune domestique à la fois très grande et très maigre vint lui ouvrir.
    — J’ai rendez-vous avec maître Dupire.
    — Venez vous asseoir, il sera avec vous dans une minute.
    La personne recrutée près de trois ans plus tôt pour remplacer Jeanne avait apprivoisé sans trop de mal les exigences de son emploi. Excepté pour son physique de carême perpétuel, personne dans la maison n’avait à se plaindre d’elle.
    Par la porte ouverte d’une minuscule pièce où on l’avait prié d’attendre, Jacques contempla le couloir traversant la maison de la porte d’entrée jusqu’à la cuisine, tout au bout.
    Si l’extérieur de la bâtisse ne payait pas de mine, l’intérieur témoignait d’un confort à peu près inconnu à la Basse-Ville.
    Bientôt, il vit un gros homme quitter son bureau pour venir vers lui.
    — Monsieur Létourneau, je suis désolé de vous avoir fait attendre.
    — Ce n’est rien, je suis là depuis une minute à peine.
    La poignée de main du notaire était ferme, le visage affable. Il assumait son poids excédentaire avec une certaine élégance.
    — Venez avec moi.
    Les lambris sombres de la pièce de travail lui