Eugénie et l'enfant retrouvé
l’été précédent, elles accumuleraient la poussière, le temps qu’il connaisse les dessous de l’histoire.
Chapitre 14
Peu après sa création au début du siècle, la paroisse Saint-Charles-de-Limoilou avait été confiée à la congrégation des Franciscains, fondée des siècles auparavant par saint François d’Assise. Peut-être en souvenir de cet illustre prédécesseur, c’est en face du révérend père François que la veuve Létourneau prit place en fin d’après-midi, le 13 septembre.
— Quelle affreuse négligence, déclara-t-elle en terminant son histoire. Il n’a pas payé les assurances.
Le ton était acerbe. Le bon disciple du protecteur des animaux réagit à sa dureté.
— Madame, il s’agit d’un oubli de sa part, certainement.
Chacun de nous est faillible.
— Il nous a laissés sur la paille.
Thérèse n’était pas à l’abri des exagérations.
— Vous êtes injuste. Surtout, je connaissais suffisamment bien votre époux pour savoir que peu de personnes se sont montrées aussi dévouées à leur famille que lui, et cela au cours de toutes ces années.
Rabrouée de la sorte, dorénavant la visiteuse maîtriserait mieux sa colère.
— Je me trouve pourtant dans une situation difficile. En comptant tous les sous un à un, je pourrai tenir trois ans, tout au plus. Il reste encore à Jacques cinq ans d’études avant de recevoir son diplôme.
Le franciscain hocha la tête. Sans connaître les chiffres, il tendait à accepter cette prédiction.
— Mon fils me conseille de vendre la maison afin de louer un logement. Bien sûr, cela permettrait de faire durer les épargnes plus longtemps. Mais en même temps, tout le capital serait bientôt mangé.
— Les études de votre garçon représentent un autre type de capital, monnayable à l’obtention de son diplôme. Son devoir, une fois sur le marché du travail, sera de prendre soin de vous, comme vous vous êtes occupée de lui pendant toutes ces années.
Dans une certaine mesure, il s’agissait d’un cycle immuable : à la charge de ses parents d’abord, un individu se consacrait ensuite au soin de ses propres enfants, puis de ses vieux parents, avant de devoir lui-même compter sur sa descendance. Personne ne le contestait, cela tenait à la fois aux lois de la nature et à celles de Dieu. Ne disait-on pas
«Père et mère tu honoreras, afin de vivre longuement» ?
— Jacques ne se dérobera pas à son devoir, j’en ai la certitude, clama la visiteuse.
Si elle éprouvait le besoin de l’affirmer, devina le religieux, le doute devait lui ronger le cœur.
— Mais s’il survenait quelque chose, un accident...
continua-t-elle. Je n’ai que lui.
— C’est le drame d’avoir un enfant unique.
La remarque contenait un reproche implicite. L’Eglise catholique faisait campagne pour la revanche des berceaux afin de maintenir la nation canadienne-française. Toutes les femmes se voyaient invitées à participer à la conscription des utérus.
— ... Mon mari ne pouvait pas donner naissance.
À tout le moins, la visiteuse avait toujours considéré que la responsabilité en incombait à son compagnon. Avec ses lourdes mamelles et ses hanches larges, jamais elle n’avait douté de sa propre fertilité. Comme ni elle ni Fulgence n’avaient tenté la chose avec une autre personne, impossible de tirer la question au clair.
— ... Jacques? murmura le religieux.
Tout d’un coup, le révérend père s’effrayait de voir cette grosse femme avouer des turpitudes.
— Nous l’avons adopté à sa naissance. Lui-même ne le sait pas, et je ne pense pas que quelqu’un le soupçonne, dans la paroisse.
L’autre hocha la tête. Cela expliquait le peu de ressemblance entre ce garçon et ses parents. Il ne comprenait pas encore pourquoi sa visiteuse lui confiait tout cela. Peut-être ressentait-elle le besoin de libérer un peu son esprit de toutes ses inquiétudes. Mentalement, il se préparait à lui asséner l’une des vérités émises par saint François d’Assise, lui-même inspiré par le Nouveau Testament : « Les oiseaux ni ne sèment, ni ne filent, et Dieu pourvoit à leurs besoins. »
Avec cette femme, toutefois, il doutait que ses paroles aient le résultat escompté. Elle ne ressemblait guère à un moineau.
— J’y ai pensé toute la semaine, continua-t-elle après un long silence. Je ne vois pas d’autre solution que de prendre des pensionnaires. Cela me permettra au moins de me
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