Ève
vivent nos générations depuis que nos anciens ont érigé les murs d'Hénoch ? Toujours à entendre leurs menaces et leur rage de sauvages ? Depuis le temps, n'as-tu pas constaté qu'ils hurlent comme des châtrés ? Ils braillent à s'en déchirer la gorge, mais leurs cris ne déplacent pas une mouche. Pourquoi crois-tu qu'ils s'égosillent en invoquant leurs démons ? Parce qu'ils se savent trop faibles pour nous combattre de leurs propres mains. Ils savent que, depuis six générations, Mardouk et Sin ne sont pas parvenus à nous trancher ne serait-ce qu'un poil de barbe. Et toi, tu éprouverais de la peur ?
À la fin du repas, Youval, second fils d'Adah, vint devant Lemec'h et Yaval. Youval était presque aussi beau que l'avait été Tubal. Taille haute, corps mince, visage étroit et nez puissant. Ses yeux, quand ils me regardaient, moi, Nahamma, m'emportaient souvent dans des pensées de fille que l'on préfère garder pour soi.
Il vivait dans nos murs aussi bien que dans ceux d'autres maisonnées d'Hénoch. Enfant, par jeu, il avait tiré des sons d'un roseau fraîchement taillé. Le chant venu de ce flûtiau en avait sidéré plus d'un. Avec le temps, Youval avait appris à mieux choisir les tubes des joncs. À mieux les tailler, à mieux y souffler. L'agilité de ses doigts achevait de rendre ses sons enchanteurs. Ceux qui les écoutaient ne s'en lassaient pas. Mon père Lemec'h assurait qu'à entendre ces jeux musicaux toutes les couleurs du monde lui revenaient, aussi fraîches que dans son enfance, quand ses yeux voyaient. Avec le temps, devenu homme, Youval n'avait pas connu d'autre passion ni désir que cette merveille de musique. Partout dans Hénoch il allait en offrir la magie à qui souhaitait s'en réjouir.
Heureux des retrouvailles, les deux frères s'embrassèrent. Après s'être mouillé la gorge de vin sucré de jus de figue, Youval proposa de jouer de son flûtiau, mais notre père Lemec'h se leva pour quitter les coussins du repas.
— Aujourd'hui, Youval, mon fils, souffle tes sons pour le retour de ton frère. Moi, j'ai à faire auprès de votre sœur Beyouria.
Lemec'h apparut alors que nous étions à bourdonner autour de Beyouria, telles des abeilles autour de leur reine. Ma mère Tsilah avait dit à Adah :
— Le ventre de Beyouria est trop gros. Elle est aussi trop jeune pour que tu la laisses aller et venir et l'obliges à s'occuper des tâches de la maison. Son corps n'est pas assez formé. L'enfantement ne sera pas sans risque. Mieux vaut qu'elle reste allongée jusqu'à ce que son ventre se vide.
Nous devions enduire ses hanches de graisse de mouton afin de les rendre plus souples. Ma mère avait raison : ce n'étaient que des hanches de fille alors que son ventre évoquait celui d'une matrone.
Souvent, quand mes paumes graisseuses caressaient sa taille, la pitié me saisissait. Beyouria était de cinq années plus jeune que moi. Jamais je ne m'étais souciée d'elle. Mais qui aurait pu demeurer insensible à la terreur qui dansait dans ses yeux ? Chacune s'effarait des douleurs qu'elle allait endurer. Nulle ne le disait : c'était inutile.
Depuis le seuil de la chambre des femmes, notre père Lemec'h appela. Ma mère Tsilah sortit :
— Que veux-tu ?
— Voir ma fille Beyouria. Entendre sa voix.
Adah recouvrit Beyouria d'un voile de lin clair.
— Entre.
Adah prit le coude de notre père pour le conduire jusqu'au tabouret près de la couche de Beyouria.
— Qui est là ? demanda Lemec'h en levant son visage comme il en avait l'habitude quand il cherchait à deviner les présents. Vous êtes trop nombreuses, vos parfums se mélangent. Qui est là ?
Nous donnâmes nos noms.
— C'est bien. Vous pouvez rester.
Ses bras se tendirent vers Beyouria. Elle lui saisit les mains.
— Je suis là, mon père.
Elle guida ses paumes jusqu'à son ventre. Il sourit, la palpant doucement.
— Élohim fait battre la vie de toutes Ses forces, dit-il.
Un instant, son regard blanc s'effaça derrière ses paupières. On eut cru qu'il écoutait le ventre de Beyouria. Elle se mordit les lèvres. Des larmes de bonheur mouillèrent ses yeux.
Puis Lemec'h se redressa. La voix froide et nette, il déclara :
— Ton frère Yaval a parcouru tout le pays de Nôd à la recherche de ce Hadahézer qui t'a connue. Depuis son séjour sous les murs d'Hénoch, personne ne l'a revu. Ceux qui poussent le bétail ne l'ont croisé ni ici ni là. Ils disent : « Il a
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