Ève
fait de mauvaises rencontres. Il est dans la poussière. »
Adah protesta aussitôt. À quoi bon parler si brutalement à sa fille ? Lemec'h voulait-il effrayer Beyouria, lui faire honte jusqu'à ce qu'elle en perde les fruits de son ventre ? Lemec'h leva le poing pour la faire taire. Son regard blanc fixait à nouveau le visage rond et si jeune de Beyouria. La bouche ouverte, elle luttait pour retenir ses sanglots. Le sang brûlait ses joues. Elle se cacha le visage dans ses mains, mais elle ne put dissimuler le gémissement qui agita sa poitrine toute gonflée de la vie à venir.
Lemec'h lui agrippa les poignets.
— Pas de honte, ma fille, pas de honte, murmura-t-il.
Sa voix, d'un coup, était pleine de douceur. Les poignets fins de Beyouria restèrent dans les grandes mains solides de notre père. Elle osa l'observer. Souvent, la grimace d'aveugle de Lemec'h ressemblait à un sourire.
— Hadahézer n'est pas dans la poussière, je le sais, chuchota-t-elle.
Lemec'h opina doucement en silence. Beyouria jeta un regard à Adah et ajouta, bouleversée :
— S'il était dans la poussière, je le sentirais. Ceux que je porte dans mon ventre le sentiraient aussi.
Le front de Lemec'h se plissa. Il lâcha les poignets de Beyouria.
— « Ceux » ? s'étonna-t-il.
— Deux fils. C'est ce que dit ma mère Adah : j'aurai deux fils.
Lemec'h se tourna vers Adah. Elle approuva :
— Oui, je le dis : deux fils.
Beyouria posa les mains sur son ventre rebondi, le caressa à travers le lin. La voix ferme, comme si la peur l'avait quittée d'un coup, sans plus de crainte de l'enfantement, elle répéta :
— Hadahézer est vivant. Il viendra voir ses fils quand il le pourra.
Lemec'h laissa un long moment s'écouler. Aucune de nous n'osa bouger ni parler. Enfin il demanda :
— A-t-il été doux avec toi ?
— Oh oui !
La réponse de Beyouria possédait la vivacité des souvenirs heureux. Ses paupières se fermèrent sur des moments qu'elle chérissait en secret depuis des lunes.
— Oui, il l'a été. Beau et doux. Dans la voix comme dans les gestes. Ses mains aussi. Douces comme s'il ne tirait jamais la corde des puits ou ne remuait jamais la terre ni ne taillait la laine de ses moutons.
Elle rouvrit les yeux, hésita. Lemec'h s'agita.
— Parle, fille. Parle sans crainte.
Beyouria baissa les paupières, poursuivit, d'une voix rêveuse qu'on entendit à peine :
— Sa tente était près de celle de Yaval. Le soir, j'ai porté sa nourriture à mon frère, ainsi que de l'eau fraîche. Au retour, la nuit n'était pas loin. Je n'étais pas la seule fille qui allait et venait sous nos murs. Autour des enclos du bétail, il y avait des tentes à ne plus pouvoir les compter. Hadahézer s'est trouvé sur mon chemin. J'ai su qu'il m'attendait. Les autres filles passaient, il ne les remarquait pas. Moi, il me voyait et m'attendait. Ses yeux étaient doux et légers. Sa main aussi, quand elle s'est posée sur ma nuque. Sa paume, qui aurait pu s'en détacher ? Nous ne sommes pas allés dans sa tente, mais dans celle de Yaval. Mon frère, je ne sais où il était. Occupé avec le bétail, peut-être. Le lendemain aussi, et les trois jours suivants, Hadahézer m'attendait quand je portais son repas à Yaval.
— Et toujours vous alliez sous la tente de ton frère ? demanda Lemec'h, les sourcils froncés par la surprise.
Beyouria secoua la tête. Elle sourit au souvenir.
— Non. Les autres fois, sous la sienne. Les coussins y étaient rares, mais l'air était parfumé et la lumière tendre et claire comme avant le lever du soleil. Pourtant, il faisait sombre dehors et, au grand pieu de sa tente, Hadahézer n'avait accroché qu'une seule mèche d'huile.
Lemec'h resta très longtemps sans parler. Sa tête dodelinait un peu. Soudain, sans un mot ni un geste, il roula ses lèvres en lâchant une sorte de plainte et quitta son tabouret. Il partit. Autour de Beyouria, nous n'avions pas ouvert la bouche.
9
Ce qu'il advint ensuite, Youval me le raconta plus tard. Cela nous marqua pour toujours.
Notre père revint devant ses deux fils. Ils étaient toujours sur les coussins du repas. Youval soufflait dans son roseau. Il cessa en voyant le blanc des yeux morts de Lemec'h. Si sévère qu'il craignit des reproches. Sans s'asseoir, appuyé sur son bâton, notre père déclara :
— Tu te trompes, Yaval. Ce Hadahézer qui est venu dans ta tente pour connaître Beyouria n'est pas parti vers
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