Ève
enflait.
Le soleil était au zénith quand les idolâtres s'éloignèrent. Les armes de mon frère Tubal avaient accompli leur carnage. Elles avaient assuré la victoire des générations de Caïn sur les sauvages, comme notre père Lemec'h l'avait promis.
On nous permit de monter sur la grande muraille. Les morts et les blessés jonchaient le sol tout autour d'Hénoch. Le sang brunissait la poussière.
Lemec'h se fit conduire au-dessus de la porte du Nord. Il conversa un moment avec le vieil Arkahana. Après quoi, devant tous il lança :
— Vous avez douté comme des païens, pourtant Élohim vous a soutenus tout autant que si vous n'étiez pas les générations de Caïn.
Il attendit encore un peu pour faire sonner les cornes de bélier.
Puis il donna l'ordre d'ouvrir les portes d'Hénoch et d'aller parmi les vaincus achever les mourants.
— Qu'on ramasse les cadavres et les éloigne d'Hénoch avant qu'ils ne puent sous notre nez. S'il est des idolâtres qui respirent encore, qu'ils rejoignent les démons qui les ont aidés à danser contre Élohim.
Lemec'h revint dans notre cour pour s'incliner devant l'autel d'Élohim. Partout dans Hénoch montait la fumée des holocaustes et des prières.
Des cadavres d'idolâtres, il y en eut tellement à charrier que cela dura un temps infini. On attisa les braises des feux qui nous avaient tant effrayés. On y brûla les morts. Leur fumée se mêla à celle des autels. L'air devint irrespirable. La puanteur collait à notre peau. Adah était comme folle. Elle courait partout en criant les noms de Beyouria et de Nahman.
— Avez-vous vu ma fille ? Elle ne peut pas être partie avec les idolâtres ! Ce n'est pas possible !
Yaval, on ne le trouva pas. On m'assura que Youval était vivant. Il dormait et refusait que quiconque s'approche de lui. Il n'avait pas prononcé mon nom, me rapporta la servante qui lui avait donné à boire et à manger avant qu'il ne s'endorme.
Peu à peu, l'odeur infecte de la mort s'ajouta à celle des brasiers.
Les corps de Beyouria et de Nahman ne furent pas brûlés : quelqu'un les reconnut. Une lance avait transpercé Beyouria, coupant en deux son fils qu'elle serrait entre ses seins.
Nul ne sut jamais si Yaval était reparti dans le sud du pays de Nôd avec les idolâtres ou s'il avait lui aussi fini dans les braises.
18
Le jour se leva. Adah cria. Tout Hénoch l'entendit. Les réjouissances de la victoire sur les idolâtres cessèrent.
La même pensée commença à tournoyer dans les têtes. Les idolâtres s'étaient fait massacrer par centaines sans parvenir à abattre une seule vie d'Hénoch. Le cuivre forgé par Tubal avait tué Beyouria et son fils Nahman, comme déjà il avait tué Caïn. Hénoch avait assassiné le dernier des générations exilées par Élohim au pays de Nôd, tout comme Lemec'h avait assassiné Caïn, le premier de nous tous.
Sans oser desserrer les lèvres pour le dire à haute voix, chacun se demandait ce qui nous attendait. Le silence se répandit dans les ruelles et les maisons. Un silence terrible, comme si l'air d'Hénoch s'épaississait déjà du malheur à venir.
Dans notre cour, on n'entendait que les gémissements d'Adah. Youval, les yeux rouges, le regard perdu, vint près de sa mère. Il voulut lui prendre les mains et les baiser. Elle les retira et le repoussa. La présence du seul fils qu'il lui restait ne faisait qu'accroître sa douleur.
Rejeté, Youval s'apprêtait à partir. Je me plaçai sur son chemin, l'empêchant de franchir le seuil. Je dis seulement :
— Youval !
Il me regarda. Je mourrais d'envie de le retenir. Ses yeux me supplièrent de ne pas le faire. Je le laissai. Plus tard, on me dit qu'il était allé jeter ses joncs de musique et ses petits flûtiaux dans la fosse où rougissaient encore les braises des idolâtres morts.
Notre père Lemec'h, qui ne s'était rendu compte de rien, réclama sa présence.
— Youval a quitté la maison, lui répondit-on.
Mon père me fit alors appeler. Il était devant l'autel d'Élohim. Un autel nu et froid, sans offrande ni feu. Lemec'h se tenait voûté, frissonnant, le blanc de ses yeux voilé par ses paupières. Sans lever le visage comme il avait coutume de le faire, il ordonna :
— Nahamma, ma fille, fait rougir des braises pour l'autel et trouve des offrandes pour Élohim. Des entrailles bonnes et fraîches.
Dès le matin, les hommes s'étaient empressés de pousser hors des murs d'Hénoch tout
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