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Ève

Ève

Titel: Ève Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marek Halter
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droit de parler ainsi ?
    — Veux-tu que Beyouria et Nahman errent à jamais dans les jardins où règne le Mal ? Pourquoi Élohim s'offusquerait-Il de nos prières ?
    — Ton fils Tubal a fondu les armes, ton époux a voulu la guerre. Le bronze de Tubal est entré dans la poitrine de Caïn, dans celle de Beyouria. Il a tranché son rejeton.
    Ma mère Tsilah ricana :
    — Oui, priez, suppliez ! Qu'Élohim voie à quel point vous êtes bornés et ne voulez pas entendre Sa colère contre nous ! Vous qui vous êtes saoulés aux paroles de Lemec'h, vous qui avez bandé vos arcs et tué !
    La dispute aurait pu durer si une femme n'avait pas crié :
    — Regardez ! Là-bas !
    Elle montrait les collines derrière lesquelles le soleil venait de disparaître.
    Dans la lueur ocre jetée au ras de la terre par le crépuscule, chacun reconnut la haute forme blanche qui approchait d'Hénoch.
    La Grande-Mère Awan.
     
    Il n'y eut pas un mot jusqu'à son arrivée. L'obscurité vint avant elle. Un instant, alors qu'elle n'était plus très loin de nous, elle y fut engloutie. Nous ne perçûmes plus que son pas lent, lourd, régulier. Le claquement de son bâton contre les cailloux, on l'entendit aussi. Puis, d'un coup, dans la lumière dansante des torches encadrant la tombe de Beyouria et de Nahman, elle fut là.
    Grande, blanche. Vieille, très vieille. Plus que je ne me le rappelais. Épuisée, aussi.
    Elle s'approcha encore. Nous reculâmes. Elle observa la tombe en silence.
    Elle se retourna. Elle fit un pas droit vers moi. Je baissai les yeux.
    — Nahamma, donne-moi deux pierres, dit-elle. Je ne peux plus me baisser.
    Sa voix n'avait pas changé. Douce, dure, jeune, vieille.
    Je m'empressai de lui obéir. En y déposant les pierres, je frôlai sa paume toute ridée, tiède et d'une tendresse qui me fit frissonner.
    Awan les abandonna d'un geste délicat sur celles qui recouvraient déjà le tapis de Beyouria et de Nahman.
    Mais quand elle se retourna pour nous faire face, elle pointa son bâton, menaçant, sur nous tous.
    — Avez-vous enfin compris ? s'écria-t-elle d'une voix tranchante. Ces morts vous suffisent-ils ? Et ceux là-bas, que vous avez entassés sur les braises ? Ils empestent jusqu'au fin fond du pays de Nôd. Il m'a fallu respirer leur pestilence tout le long du chemin que j'ai fait pour revenir ici. Vous ont-ils dessillé les yeux, où demeurez-vous aussi aveugles que Lemec'h ?
     
    La Grande-Mère Awan ne feignit pas même d'attendre une réponse. Qui aurait osé parler ?
    Elle se remit en marche vers Hénoch, droit sur la porte du Nord. Elle s'assit au bord du puits, éclairée par les torches de la muraille. C'est là que nous la rejoignîmes.
    Elle dit :
    — Je me suis assise sur la tombe de Caïn et j'ai attendu. J'ai attendu, j'ai fait monter en moi le souvenir des années les plus anciennes. Je voulais être emplie de pensées fraîches, innocentes. Des pensées d'avant le sang d'Abel, afin qu'Élohim ne soit pas rebuté à l'idée de me visiter. Il n'est pas venu. Les jours ont passé. Des jours et des jours, des nuits et des nuits. La terre de la tombe de Caïn où je me tenais s'est enfoncée. Elle s'est craquelée comme la peau des vieilles lèvres. Élohim n'est toujours pas venu. La pensée de mes premiers jours dans le pays de Nôd m'a envahie. Quand mon ventre était gros. Quand je n'avais pas cent ans et que j'ai enfanté Hénoch et sa sœur Bêltum, fils et fille de Caïn. Je suis devenue trop vieille pour verser encore des larmes, mais je me suis souvenue de mes larmes à cette naissance.
    « Alors j'ai senti la présence d'Élohim. Il était là, dans mes pensées. Il me guettait. Il voulait voir mon repentir et ma compréhension. “Ne crois pas possible que ton époux Caïn revienne dans mon Éden, m'a-t-Il dit. Il en est chassé pour l'éternité. Et toi aussi, qui as enfanté les générations de sa faute. Rien de bon ne pourra jamais sortir de ces vivants-là. Le sang appelle le sang. Le meurtre appelle le meurtre. Les mauvais projets appellent les mauvais projets.”
    «  J'entendais Élohim, j'entendais Sa douleur. J'entendais Son regret d'avoir tiré mon père Adam de la poussière. Je l'entendais qui disait : “Oui, Je regrette de l'avoir fait. Maintenant, Je dois effacer cette création. Rien de bon jamais n'en sortira, comme rien de bon n'est sorti de ton ventre, Awan, fille d'Ève.”
    Awan se tut. Nous tremblâmes, muets d'effroi. Ses

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