Ève
maintenant. Ce repos qui me vient est bon et doux. Il y a si longtemps que je l'attends. Va dormir toi aussi. Élohim te garde.
3
Pleine d'impatience, ma mère Tsilah m'attendait sur le seuil de la chambre des femmes.
— Où est la Grande-Mère ? s'inquiéta-t-elle dès qu'elle me vit approcher.
— Elle se repose sur la murette de la cuisine.
— Sur la murette ? Est-elle devenue folle ? Il y a une couche pour elle, ici, à l'intérieur.
— Elle n'en veut pas. Elle se trouve bien auprès des feux de la cuisine. Elle aimerait y demeurer. Cela lui rappelle les temps de sa jeunesse, quand elle était encore la nouvelle épousée de Caïn.
À ma voix, ma mère Tsilah devina mon trouble. Elle m'attira dans un recoin, à l'écart de la chambre commune.
— Qu'a-t-elle dit ? Qu'a-t-elle annoncé ?
Ce fut un soulagement de tout lui raconter. J'achevai mon récit sans pouvoir retenir mes larmes. À nouveau, je posai à ma mère toutes ces questions qui me taraudaient :
— Pourquoi moi ? Que deviendrai-je, seule ? Oh, ma mère, je ne veux pas vivre sans toi, sans Adah ou Youval, sans personne !
Tsilah interrompit brutalement mes plaintes :
— Ce sont les paroles d'Awan ?
— Oui.
— Répète-les. Répète-les exactement : « Élohim te sépare des générations de Caïn... » Ensuite ?
— Elle a dit : « Quitte Hénoch et marche vers l'ouest. Élohim y a tracé un chemin pour toi. »
— Mon enfant, quel bonheur !
Elle m'enlaça, me baisa les joues, le front, les yeux, les mains. Cela faisait très longtemps que je n'avais pas entendu autant de joie dans sa voix. Mais ce bonheur me blessa.
— Mère ! Comment peux-tu te réjouir ?
— Nahamma, ne comprends-tu pas ? Cette nouvelle est merveilleuse. Bien sûr que tu vas partir vers l'ouest.
— Ma mère ! m'écriai-je, saisie de colère. Ma mère, ne comprends-tu pas que vous allez tous mourir ? Toi comme les autres ?
Elle me prit contre elle en chuchotant avec feu :
— Pas de colère. Et ne crie pas si fort, mon aimée. Inutile d'alerter toute la maisonnée.
Elle me caressa avec tendresse.
— Oui, tu as raison. Je vais enfin quitter cette terre de poussière et de mensonges. Quelle délivrance ! La Grande-Mère dit vrai. Tout ce qui est sorti de son ventre a engendré malheur après malheur. Qu'Élohim en finisse enfin avec nous ! Je suis heureuse. Maintenant, je suis certaine que toi, la plus belle et la plus pure, tu seras sauve. Maintenant, je sais qu'Élohim te conduira devant Ève, la première des femmes.
Son ravissement m'était incompréhensible.
— Mère ! Ne comprends-tu pas ? Je ne le veux pas. Je veux être avec toi quand Élohim t'effacera. Je veux qu'Il m'efface aussi. Je ne vais pas rester là à vous regarder mourir !
— Ne sois pas sotte !
— Ma mère ! La Grande-Mère Awan a perdu la tête. Comment arriverai-je devant Ève, notre Mère à tous ? Qui me conduira ? Que fera-t-elle de moi ? Je n'irai pas.
— Nahamma !
Chaque mot que je prononçais levait en moi des images atroces. Je voyais la ville d'Hénoch jonchée de cadavres. Vieillards et enfants amassés, enlacés dans la mort. Femmes, hommes, mères, filles, époux ou pères, beaux ou laids, ils s'accumulaient dans les cours et les ruelles, pourrissaient sur les couches, offerts aux mouches et aux charognards. Je voyais les grimaces sur leurs faces. J'entendais le silence de la mort absolue. L'horreur me coupait le souffle. Mes jambes cédèrent. Je m'accrochai aux épaules de ma mère pour ne pas tomber.
— Nahamma... Allons, calme-toi. Il est temps de te reposer. De dormir un peu. Demain, quand il fera jour, tu questionneras encore la Grande-Mère Awan. Tu apprendras ce que tu veux apprendre. Je vais veiller sur son repos.
Ma mère me soutint jusqu'à ma couche, où je m'effondrai, la poitrine et la tête en feu. J'étais loin du désir de sommeil. Je savais que ma mère Tsilah, malgré sa force et sa bonté, ne saurait répondre à toutes les questions qui m'obsédaient. Je savais que je ne parviendrais pas à oublier la peur qui me broyait le ventre.
Avant de me quitter, elle chuchota à mon oreille :
— Nahamma, pas un mot des paroles de la Grande-Mère. À personne. Pas même à Adah. Elle ne comprendrait pas. Sois prudente. Bientôt la folie emportera Hénoch.
4
Ma mère Tsilah avait raison.
Après avoir ressassé encore et encore mes questions, m'être livrée à
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