Ève
l'imagination de l'horreur de la fin d'Hénoch et, aussi, à celle de mon errance vers l'ouest, l'épuisement me gagna. Le sommeil m'emporta. Les cris de Noadia me réveillèrent.
— Nahamma ! Lève-toi. Ne reste pas là ! Ils vont briser notre porte ! Ils vont nous massacrer !
Confuse, je la suivis dans la cour. Les hurlements montaient de la ruelle derrière nos murs. La grosse porte tremblait et craquait sous les coups de hache.
— On veut Lemec'h ! On veut entendre Lemec'h ! Qu'il vienne devant nous chanter ses mensonges !
Les servantes se terraient. Il n'y avait plus aucun homme pour nous défendre : les serviteurs avaient disparu. Notre père, lui, ne se montrait pas.
Je courus à l'appentis de la cuisine. Ma mère se tenait sur le seuil.
— La Grande-Mère n'est pas debout ? m'étonnai-je. Le bruit ne l'a pas réveillée ?
— Elle ne s'en soucie pas. Quand elle le veut, elle sait se boucher les oreilles.
— Il faut qu'elle vienne avec nous. La porte ne tiendra pas. Elle seule saura les calmer...
Ma mère secoua la tête.
— Elle se repose encore. Inutile de la déranger.
— Ma mère ! Ils vont s'en prendre à Lemec'h...
— Il est temps !
— Ils sont fous de rage. Ils s'en prendront ensuite à toi. Ils ne s'arrêteront qu'une fois notre maisonnée détruite, tu le sais !
— Alors, hâte-toi ! Fuis !
Son visage se tordit en un drôle de sourire :
— Tu sais par où passer...
Je savais à quoi elle faisait allusion. Ce que je croyais être un grand secret entre mon frère Tubal et moi ne l'était pas. Tout à côté de l'appentis de la cuisine se dressait une resserre à grain et à huile. Nous étendions souvent sur son toit les tapis fraîchement lavés. Tubal avait dissimulé un rouleau de corde de lin attaché à une poutre de la toiture. Il suffisait de le jeter par-dessus le mur pour atteindre la ruelle. Mon frère, en grand secret et en cachette de notre père, m'en avait montré l'usage. Jamais je ne m'étais servie de cette corde.
— Mère... Viens avec moi.
— Non, tu n'as pas besoin de moi.
Son indifférence, son calme, son comportement me choquaient. Mais je n'eus pas le temps de protester. La porte commença à céder sous les coups. Des éclats de bois volèrent. Un battant se fendit. Le bronze des haches apparut. Je songeai : Ce sont les haches de Tubal qui vont tuer notre père Lemec'h !
Des mains passèrent au travers de la porte, soulevèrent la contre-poutre. Les battants fracassés s'écartèrent. Des hommes bondirent dans notre cour en braillant :
— Où es-tu, Lemec'h ? Montre-toi !
Celui qui criait le plus fort s'appelait Irad. Un homme aux épaules larges, à la barbe fournie. Il connaissait notre cour. Mon frère Tubal lui avait offert la hache qui pendait au cuir de sa ceinture. Suivi de la moitié des hurleurs, il courut à l'est des chambres, où se trouvait l'autel d'Élohim. Ils revinrent aussitôt, dépités, plus furieux encore.
— Lemec'h n'est pas là ! L'autel d'Élohim est aussi froid et vide que son cœur.
Adah poussa Noadia vers la cuisine. Des hommes l'attrapèrent.
— Où cours-tu, femme ? hurla Irad à la face d'Adah. Ton Lemec'h se cacherait-il entre tes cuisses ?
Les autres s'esclaffèrent, agrippant la taille de Noadia. Elle se débattit. L'excitation décupla les rires et les grimaces de haine. Ma mère se précipita. Elle tenait le grand bâton blanc d'Awan. Elle l'agita avec tant d'adresse et de force que les hommes s'écartèrent de Noadia.
— Abrutis que vous êtes ! gronda-t-elle. On croirait voir des hyènes qui reniflent la charogne. Lemec'h n'est plus ici. Il a quitté nos murs.
— Tu mens !
— Je l'ai vu partir de mes yeux, au début de la nuit.
— Paroles de femme ! Tu le caches.
— Il s'est emmailloté dans une jarre...
— Ou déguisé en servante ? Montre-toi, Lemec'h le peureux !
La cour était à présent presque pleine. Des femmes y entraient comme chez elles. L'une d'elles s'approcha de l'appentis et me questionna :
— Quelle est cette forme allongée derrière toi ?
— C'est notre Grande-Mère Awan. Vous feriez bien de respecter son repos.
— Elle se repose ? Je ne l'ai jamais vue se reposer.
— Tu mens, fille de Lemec'h ! Si c'était là la Grande-Mère Awan, elle serait debout à nous houspiller.
— Ah oui ! Ce n'est pas la vieille Awan qui est sous ces oripeaux ! C'est Lemec'h. Voilà où il se cache ! C'est son
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