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Ève

Ève

Titel: Ève Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marek Halter
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nuit quand on confie ce qui compte le plus :
    — Ta sœur Noadia dit sa vérité. Comme tous ceux dont les plaintes assourdissent Hénoch. Elle est innocente ! Mais tous, ici, dans Hénoch, tous se croient innocents. Nos épaules ne portent pas les fautes de nos aïeux ! clament-ils. Nos paroles sont fraîches comme l'eau du ciel ! répètent-ils. Élohim est injuste et cruel ! se lamentent-ils. Tous, tous se mentent. Ils ne voient la volonté du mal que dans le cœur des autres. Mais génération après génération, ils poussent devant eux leurs fautes toujours plus lourdes. Comment Élohim n'en aurait-Il pas assez ? À quoi bon étendre Sa paume sur ces générations qui jamais n'apprennent à séparer le bon du mauvais ? Lemec'h leur a transmis son aveuglement. Il les a entraînés dans son délire. Lever la hache de guerre au nom d'Élohim ! Cerner Hénoch de cadavres d'idolâtres ! Croient-ils que la fumée puante de leurs exploits atteint les narines d'Élohim comme un fumet d'offrande ?
    Un long frisson la fit taire. Sa main frémit plus fort sur mon poignet.
    Des cris jaillirent non loin. Violents, aigus. Je sursautai. Awan frappa la murette de son bâton. Un coup sec qui ébranla ses épaules en même temps qu'elle maugréa :
    — Ils hurlent, ils hurlent... Mais moi... je devrais aller dans les rues leur demander pardon, ô Nahamma. Moi, Awan, fille d'Adam et d'Ève ! J'ai la bouche pleine de reproches alors que la première des fautives, c'est moi. Tout ce qui est advenu de nous, tout, tout... tout est sorti de mon ventre par la semence de Caïn. Comprends-tu ? Je l'ai voulu. Oui, moi, la Grande-Mère Awan, je l'ai voulu...
    Sa gorge se noua. Il me sembla entendre un sanglot. Sa main se détacha de mon poignet.
    Peut-être n'était-ce pas la fièvre qui la possédait, mais un chagrin et une colère immenses.
     
    Mes yeux s'étaient habitués à l'obscurité. J'osai observer son visage. Il se découpait en clair dans la nuit : un front haut, droit comme un mur, un nez puissant sur des lèvres entrouvertes, flétries et mouvantes comme si elles formaient des mots silencieux.
    Des coups brutaux résonnèrent contre la porte de notre cour en même temps que des voix toutes proches scandaient :
    — Lemec'h ! Montre-toi !
    — Lemec'h, le beau parleur ! On ne t'entend plus !
    La main d'Awan se posa de nouveau sur mon bras.
    — Il n'y a pas pire fardeau que le silence d'Élohim. Cela les rend tous fous. N'aie pas peur d'eux.
    — Ils vont tuer mon père.
    — Cela se peut.
    Les coups cessèrent. Les exhortations s'éloignèrent. La Grande-Mère releva la tête. Peut-être scrutait-elle dans la nuit mille années de souvenirs que je ne pouvais pas même concevoir.
    — Tu as raison de ne pas vouloir me regarder, reprit-elle. Toute cette vieillesse que je porte est trop laide. Caïn aussi était devenu très laid. Moi, je l'ai connu beau comme l'Éden. Éblouissant et simple. Le châtiment d'Élohim ne pouvait pas être plus terrible que celui qu'Il nous a infligé. Vivre mille ans loin de Lui ! Vivre jusqu'à ce que toute notre laideur, toutes nos douleurs nous recouvrent les os et la chair ! Ô Nahamma, le poids de la colère d'Élohim lorsqu'Il nous a chassés de devant Sa face, Caïn et moi ! Oh, ce poids !
    Elle s'agrippa vivement à son bâton comme si elle craignait de basculer au sol.
    Ce geste, comme je m'en souviens !
    — Grande-Mère !
    Je lui saisis le bras. Sous le lin de la tunique, la chair était dure, compacte. Il me sembla palper de la pierre.
    Elle se redressa doucement.
    — Peut-être Élohim me libérera-t-Il enfin de ce corps ? marmonna-t-elle. N'est-Il pas las de m'entendre gémir ?
    L'ironie éclaircit un peu sa voix. Sa main chercha à nouveau la mienne. Cette fois, sans résister, je glissai ma paume entre ses doigts rugueux.
    — Ô Nahamma, écoute ceci. Écoute et retiens. Je me suis assise sur la tombe de Caïn comme je m'asseyais autrefois sur notre couche. Je m'y suis tenue des jours et des nuits. Caïn a toujours cru qu'Élohim saurait juger notre patience. Et pardonner. Caïn était comme ceux d'Hénoch aujourd'hui.
    Les paupières closes, elle chercha son souffle. J'étais très frêle à côté d'elle, pourtant elle s'appuya sur moi.
    — Des jours, des nuits. Élohim a jugé et ne nous a rien accordé. Pourtant, les suppliques ruisselaient de ma bouche : « Ô béni sois-Tu, accueille Caïn près de Toi. Nous nous

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