Ève
ajouta-t-elle.
Avec un faible grognement, Awan se redressa de toute sa haute taille, appuyée sur sa canne. Elle s'avança jusqu'à la couche de Noadia.
— Fille, dit-elle, tu as raison. Tu n'as pas fauté et tu n'as rien vécu. Pas encore. Tant mieux. Ne crois pas que la justice te fasse défaut. Élohim n'est pas cruel. Tout au contraire. Il veut t'épargner de vivre les fautes qui souillent tous ceux de ma descendance. Il veut t'épargner de répandre cette faute encore et encore, comme nous le faisons tous. Regarde la douleur de ta mère Adah, qui a perdu ta sœur Beyouria, son petit Nahman et ton frère Yaval. Regarde la douleur de Tsilah, qui a perdu Tubal. Ouvre tes narines, ô Noadia ! Tu sentiras la pestilence qui entoure Hénoch. Elle pénètre les os et pourrit les cœurs. Elle n'épargne personne.
Noadia cessa de sangloter. Les yeux béants, pour la première fois elle comprenait ce qu'Awan répétait à la ronde.
La Grande-Mère se tourna vers moi. Elle s'approcha. Je baissai le front. Sa main se posa sur mon épaule.
— Conduis-moi à l'endroit où tu tisses.
— Je n'ai plus d'endroit, lui dis-je. Pendant la bataille avec les idolâtres, on a mis le grain dans mon appentis. Maintenant, on y entasse les flèches, les lances et les piques.
— Tu ne tisses plus ?
— Oh si ! Je tisse ici et là. Près de ma couche, quand la lumière est assez bonne, ou dans la cour.
Awan hésita.
— Conduis-moi près des feux de la cuisine. J'ai faim et froid.
Ma mère Tsilah avait entendu. Elle s'interposa :
— Grande-Mère, il vaut mieux que je te conduise moi-même à la cuisine. Nahamma n'a jamais été très utile aux fourneaux.
— À moi elle sera utile, dit simplement Awan en me poussant devant elle.
2
On traversa la cour. Au-dehors de nos murs, les cris ne faiblissaient pas. Le noir du ciel reflétait la lueur des torches que les hommes agitaient en vociférant.
Sous l'appentis de la cuisine, les feux sommeillaient, à demi oubliés. Dans les jarres et les panières, il ne restait qu'un peu de brouet de millet et des galettes du matin déjà durcies. Ma mère Tsilah avait dit vrai. Jamais je ne m'étais montrée bien utile aux cuisines. On m'en dispensait à la condition qu'en échange je tisse pour chacune les lés de lin qui recouvraient nos couches.
La Grande-Mère Awan ne me laissa que le temps de raviver les braises.
— Ne te soucie pas de cuisiner, dit-elle. J'ai menti à Tsilah. Je n'ai ni faim ni soif. Mon corps est trop vieux pour ces besoins. Ce que je veux, ô Nahamma, fille de Lemec'h, c'est te parler loin des oreilles.
Elle me fit asseoir près d'elle sur la murette où s'entassaient le petit bois et les jarres d'huile. L'obscurité était épaisse. Le toit de l'appentis retenait toute la lumière de la lune dans son premier quartier. Seul le rougeoiement des braises attisées par la brise nocturne nous éclairait un peu.
Assise tout contre la Grande-Mère, il me sembla ressentir la chaleur de son corps immense. Malgré son épuisement, sa respiration était régulière et apaisante. Pourtant, à nouveau je n'osai lever les yeux vers elle. Je me retins du moindre mouvement. Sa main chercha la mienne. Je ne sus masquer un soubresaut d'appréhension. Ses doigts se serrèrent sur mon poignet, mais sans dureté. Au contraire, il y avait de la douceur dans sa pression, une sorte de tendresse pareille à des paroles réconfortantes.
— Ces fours, dit Awan tout bas, je les connais depuis toujours. Caïn les a bâtis et moi j'y ai allumé les premiers feux. C'était il y a longtemps. Très longtemps. Hénoch n'était faite que de quatre murs et moi je n'effrayais personne.
— Grande-Mère...
— Non, ne proteste pas. Tu mentirais. Élohim m'a voulu bien trop vieille et bien trop laide pour qu'on me regarde sans crainte.
Je ne bougeai pas. Elle se tut un court instant avant d'ajouter :
— C'était il y a si longtemps que je ne m'en souviens plus. J'étais à peine plus âgée que toi. Encore belle à voir. Je ne détestais pas me regarder dans l'eau lisse des jarres. Caïn avait bien du plaisir à venir avec moi.
Il y eut un nouveau silence. Elle s'y reposa. L'âpreté de ses mots m'avait fait battre le cœur. Je me calmai. Comme le silence durait, je m'aperçus que la Grande-Mère frissonnait. Non, plus encore : elle tremblait de tout son vaste corps comme sous l'effet de la fièvre. Elle se remit à parler. Tout bas, ainsi que l'on parle dans le noir de la
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