Ève
Ici ou ailleurs, Élohim te châtiera, et moi aussi.
Avant que la dispute des deux sœurs n'efface le bien-être que nous avaient procuré le bain et l'ombre des tamaris, Lekh-Lekha déclara :
— Arkahana a raison. J'ai entendu moi aussi ce que Caïn a dit à Lemec'h. Mais il n'y a rien à craindre. Nous ne sommes pas là pour dresser des murs. Demain nous nous accorderons un jour de repos en remerciant Élohim, et après-demain nous reprendrons notre route vers nos Ancêtres.
Nous nous réveillâmes comme transformés. Il y avait sur nos visages, dans nos cœurs et nos regards, une légèreté d'humeur et même une douceur que nous ne nous connaissions pas. Les cris et les bruits tout autour de nous n'excitaient plus nos peurs. La défiance nous abandonnait. Des sourires montaient jusque sur les lèvres d'Arkahana. Nos fronts se détendirent. Plus besoin de les plisser pour protéger nos yeux du soleil. J'étais curieuse de voir les animaux qui nous entouraient. Ils demeuraient loin de nos regards. Une ou deux fois seulement, j'entrevis un pelage. Une tache de fourrure qui fuyait après m'avoir épiée comme je cherchais à l'épier.
Le plus extraordinaire était les fleurs. Ici et là, aux endroits mêmes où nous étions passés la veille pour atteindre l'eau, où nous étions certains qu'il n'y avait eu que du sable sous nos pieds, des fleurs avaient jailli du sol durant la nuit. Elles possédaient les formes les plus diverses, longues ou rondes, épaisses, fines, pleines ou dentelées. Chaque pétale étalait des couleurs si variées que nous ne pouvions pas en croire nos yeux. Et, par-dessus tout, elles possédaient des parfums que nous n'avions jamais respirés. Erel en fut transportée de joie. Elle me demanda :
— Crois-tu que l'on peut les cueillir ?
Je ne sus que répondre. Au même instant, Lekh-Lekha coupa la tige d'une grande corolle blanche pour l'offrir à ma mère Tsilah. Erel aussitôt cueillit la merveille qu'elle avait sous la main. Elle la respirait quand on poussa un cri : déjà, au même endroit, d'autres fleurs parfaitement semblables avaient repoussé, si vite qu'on ne les avait pas vues croître.
Au plus chaud du jour, nous retournâmes près de l'eau. Chacun s'y trempa paisiblement, sans craindre sa nudité ni celle de ses compagnons. Ensuite, et jusqu'au crépuscule, chacun partit de son côté, Lekh-Lekha avec ma mère Tsilah, les sœurs Damasku et Hannuku en compagnie d'An-Kahana, Hanina avec son époux Yohanan.
Je restai un moment à écouter Erel et Arkahana évoquer le passé et ceux qu'ils avaient aimés. Erel parla de Kush et de ce fils qu'elle portait, disait-elle, dans son ventre encore à peine arrondi. Je l'observai. Son visage ne montrait aucune tristesse. Elle semblait avoir tout accepté du sort terrible qui les attendait, elle et son enfant. Arkahana ne paraissait pas plus s'en soucier.
Était-ce là un sortilège de cette parcelle d'Éden ? Le pouvoir d'effacer la conscience de l'avenir ?
Ce sortilège m'épargnait, moi qui, parmi tous, allait survivre au châtiment d'Élohim, selon la prédiction de la Grande-Mère Awan.
Le signe qu'il y avait quelque vérité dans cette pensée me serra le cœur. La tristesse me saisit si brutalement qu'au milieu de toute cette paix et de ce bonheur qui m'entouraient, les larmes me vinrent.
Pour n'en rien montrer, j'abandonnai discrètement Erel et Arkahana à leur doux bavardage. J'allai près des tentes retrouver mes fils et mes laines. Jusqu'au soir, je tissai un petit tapis à peine grand comme deux mains. Il ne comportait aucun des motifs qui faisaient la coutume d'Hénoch. Quand ils le découvrirent, ma mère, Erel et les autres en furent déconcertés. Ils me demandèrent :
— Qu'est-ce que cela ? N'es-tu pas parvenue à placer tes lignes et tes couleurs en bon ordre ?
Je ris.
— Si, leur dis-je. Ces lignes et ces couleurs sont tout à fait dans l'ordre que je souhaite. Elles sont comme la lumière du soleil à la surface de l'eau dans cette parcelle d'Éden où nous sommes.
Hanina fronça le sourcil et fit la moue :
— On n'a jamais rien vu de pareil.
Hannuku dit en se moquant :
— Nahamma a raison. On en a autant le tournis à regarder son tissage qu'à regarder l'eau de là-bas tout un après-midi !
Damasku renchérit. Je ne protestai pas ni ne m'offusquai. Mais une fois encore, le désir me vint de leur révéler le secret que je cachais et qui me pesait tant. Je ne sais
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