Ève
comment me vint la force d'y résister.
— Plus tard, quand nous ne serons plus là, dis-je seulement, je regarderai mon tapis et je me souviendrai d'ici et de la paix de ce jour.
Je ne croyais pas si bien dire.
Le lendemain matin, on démonta les tentes pour reprendre notre chemin de poussière et de cailloux jusqu'au pays de nos Ancêtres. Le repos nous donnait un bon pas. On s'éloigna assez vite. De temps à autre, nous jetions des coups d'œil en arrière vers les grands tamaris que nous abandonnions. Bientôt, il nous fallut prendre à main droite pour contourner la falaise ocre que nous avions admirée de loin. Tout à coup An-Kahana, qui s'était retourné une fois encore, s'exclama :
— Regardez ! Regardez, on ne voit plus rien !
C'était vrai. Le vert sourd des tamaris, le vert presque noir des palmiers, le vert vif de cette parcelle d'Éden avaient disparu. Pourtant, depuis la dernière fois que je les avais contemplés, il ne s'était écoulé qu'un bref instant. Nous n'avions pas franchi une telle distance qu'on ne puisse plus les distinguer.
— On croirait que ça n'a jamais existé, murmura An-Kahana. C'est comme si nous avions rêvé. Est-ce là l'Éden ?
Damasku sortit une poignée de dattes de son sac et les lui tendit.
— Regarde, elles sont vraies, dit-elle, troublée. Ce n'était pas un rêve ! Mange, tu verras...
Troublée tout autant qu'elle, je songeai à mon tapis. Rien des jours qui venaient de se passer ne pourrait s'effacer. J'avais tissé de quoi m'en souvenir.
Était-ce là la volonté d'Élohim ? Comme disaient les habitants d'Hénoch : « L'homme fait des projets et Élohim rit. »
4
Aujourd'hui, il me semble que les épreuves qui nous attendaient encore se précipitèrent sur nous à grande vitesse.
Quatre jours, nous marchâmes dans la même monotonie. Le cinquième, l'horizon changea. Des ombres bleues s'y levaient. Au soir, elles paraissaient dissoudre le soleil avant qu'il ne s'enfonce dans la terre. Le lendemain et le jour suivant, nous avançâmes sur une terre nouvelle, douce aux pieds, parfois molle et humide. La poussière et les cailloux devinrent herbe. Des arbres apparurent ici et là. Les bosquets se firent plus hauts et plus drus. Nous traversâmes même des ruisseaux. Des troupeaux de petit bétail paissaient, comme à l'abandon, sans que l'on aperçoive un homme ou un enfant pour les conduire et les garder.
Le matin suivant, nous montâmes sur une crête verte d'herbe. Soudain, le fleuve fut devant nous. Lekh-Lekha ne l'avait jamais vu de ses yeux. Il séparait la terre en deux parties : d'un côté se dressaient quantité de murs de maisons et de cités ; de l'autre, jusqu'à l'horizon, ce n'était que verdure.
Longtemps, nous restâmes sans pouvoir bouger. Nos yeux n'arrivaient pas à saisir un monde aussi vaste et nous ne pouvions prévoir les surprises qu'il nous réservait.
Quand nous reprîmes nos esprits, le vieil Arkahana sanglotait. D'un coin de sa tunique, Tsilah lui essuya le visage.
— Je ne peux pas croire qu'Élohim me laisse voir l'Éden, dit Arkahana en redoublant de larmes.
Lekh-Lekha sourit et secoua la tête :
— Ce pays vert n'est pas l'Éden, c'est seulement le pays où se trouvent nos Ancêtres.
— Comment peux-tu en être sûr ? s'offusqua Arkahana.
Ma mère Tsilah lui répondit, après m'avoir jeté un regard :
— La nuit où elle a rejoint le ciel d'Élohim, au moment de son adieu, la Grande-Mère Awan a dit : « Allez droit vers l'ouest et vous trouverez le fleuve. Passez le fleuve et vous trouverez mon père Adam et ma mère Ève. »
— Passer le fleuve ! s'exclama Yohanan. C'est impossible ! Regardez vous-mêmes ! Cette étendue d'eau est bien trop immense. Jamais nous ne le pourrons !
Personne ne protesta. Nous pensions tous comme Yohanan. Et, pour la première fois depuis que nous avions quitté Hénoch, Lekh-Lekha lui-même n'avait ni réponse ni savoir.
Quelques instants auparavant nous étions pleins
d'effervescence. Maintenant, abattus, nous scrutions désespérément l'horizon. Arkahana se releva. Il pointa du doigt les murs sur la rive du fleuve :
— La fatigue nous rend stupides ! Bien sûr que l'on peut traverser le fleuve ! Ceux qui vivent ici doivent savoir comment s'y prendre, dit-il en se remettant en marche sans même nous attendre. Allons leur demander. Si ce sont de bonnes gens, il se peut qu'ils nous aident.
Arkahana se trompait. De
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