Ève
que la peur nous laissèrent d'abord comme paralysés. Le vieil Arkahana grommela :
— Ce sont des sortilèges ! Des sortilèges de démon !
Mais déjà Hannuku se débarrassait de sa tunique du dessus, obligeait Damasku à dénouer sa ceinture, l'entraînait avec un cri joyeux dans l'eau. Elles redoublèrent de hurlements au contact de la fraîcheur, avant de perdre l'équilibre, de se contorsionner grotesquement et de sombrer toutes les deux comme des cailloux jetés au milieu du linge.
Lekh-Lekha s'y attendait. Il se tenait non loin d'elles. Il se précipita pour leur maintenir la tête hors de l'eau.
— An-Kahana ! Aide-moi !
An-Kahana pataugea sur la rive, glissa à son tour sur les fesses, saisit enfin les tuniques des sœurs. Bouches béantes, elles crachaient et battaient l'air et l'eau. Yohanan vint à la rescousse. En deux pas, il se retrouva la tête sous l'eau. Toute cette agitation grotesque, les uns et les autres glissant, tombant, crachant, s'agrippant pour mieux retomber, finit par nous faire rire.
Erel attrapa ma tunique, me l'ôta avant d'enlever la sienne et de me pousser dans l'eau.
— Viens donc ! Hanina, viens ! Et toi aussi, Tsilah.
Cela devint vite un jeu. Nous nous amusions réellement, pour la première fois depuis très longtemps. La gaîté vibrait dans nos poitrines. Seul le vieil Arkahana, tout embarrassé de lui-même, demeurait sur la rive. Cette eau nous lavait de toutes nos peurs, selon la prédiction de Lekh-Lekha.
3
Au soir, devant les tentes dressées sous les tamaris, Lekh-Lekha expliqua :
— D'après ceux qui se sont déjà aventurés vers l'ouest, les endroits comme celui-ci sont nombreux. « Ce sont les restes de l'Éden », disent-ils. C'est pourquoi les fauves ici sont si paisibles. On raconte que, dans le premier des jardins, Adam et Ève vivaient ainsi au milieu d'un nombre infini d'espèces de créatures, en toute insouciance. Ce n'est qu'après la faute de nos Ancêtres que tout changea. Élohim les chassa, et l'Éden, qui était immense, se réduisit d'un coup. À sa place, il n'y eut plus que déserts, cailloux et poussière. Sauf en certains endroits, comme celui-ci. L'effacement de l'Éden fut si rapide et si violent que quelques sources plus profondément ancrées à la terre, comme celle-ci, restèrent en place.
Nous l'écoutions, comme des enfants écoutent les contes de leurs parents, en mangeant des dattes charnues. Agile comme un singe, An-Kahana nous les avait cueillies un peu plus tôt sur l'un des gros palmiers. Mais ce que Lekh-Lekha nous apprenait nous laissait bouche bée, la datte entre les doigts.
— Veux-tu dire, demanda ma mère Tsilah, veux-tu dire que nous sommes ici dans un vestige de l'Éden qu'ont connu nos Ancêtres avant d'en être chassés ?
— Oui, je le dis.
Tous les yeux se tournèrent vers Arkahana. Depuis la mort de mon père Lemec'h, s'il en restait un à connaître ce qu'il en avait été avant que Caïn ne soit exilé dans le pays de Nôd, c'était lui.
Arkahana baissa le front et replia sa jambe. Il hésita un peu avant d'opiner et d'admettre à regret qu'il avait déjà entendu ce récit.
— Il y a longtemps, quand j'étais plus jeune que mon fils An-Kahana aujourd'hui, des chasseurs sont entrés dans Hénoch. Ils venaient des pays de l'Ouest. Ils ont raconté une histoire semblable à Lemec'h. Évidemment, Lemec'h ne les a pas crus. Les chasseurs lui ont dit : « Va voir Caïn, ton Grand-Aïeul. De l'Éden, il sait tout. » Lemec'h est allé devant Caïn. Il a rapporté ce que disaient les chasseurs. Caïn a confirmé. Lemec'h a alors demandé : « Ô Grand-Aïeul, pourquoi avoir bâti les murs d'Hénoch là où la vie n'est que désespoir et non pas à proximité de ces parcelles de l'Éden ? Notre existence en serait autrement plus facile. » Caïn a répondu : « Parce que le châtiment d'Élohim pour ma faute me l'interdit. » « Au moins, nous, ceux de tes générations, nous pourrions aller vivre près de ces sources », a insisté Lemec'h. « Ose seulement le faire, et tu sauras ce qu'est la colère d'Élohim », a conclu Caïn.
Ces mots d'Arkahana nous plongèrent dans le silence, jusqu'à ce que Damasku intervienne :
— Vieil Arkahana, insinues-tu que, si nous restons ici, Élohim nous châtiera ?
Ces mots déclenchèrent le rire aigre d'Hannuku :
— Ma pauvre sœur, es-tu sotte ! As-tu oublié pourquoi nous sommes en route pour l'Ouest ?
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