Ève
Laissez-moi ! Je ne veux plus attendre le châtiment d'Élohim ! Je ne veux plus !
Lekh-Lekha supplia :
— Aidez-moi ! Il m'arrache les bras !
Yohanan se précipita pour saisir le poignet d'Arkahana. Trop tard. Lekh-Lekha poussa un cri de douleur et bascula vers nous. Sa main droite était rouge de sang. Arkahana lui avait ouvert le pouce d'un coup de dent.
Yohanan cria :
— Arkahana !
An-Kahana cria :
— Père ! père !
Mais déjà l'eau engloutissait le vieillard.
Sa tête réapparut un instant, avant de disparaître définitivement.
Nous n'étions plus que huit.
8
La disparition d'Arkahana dans la noirceur du fleuve nous laissa longtemps bouleversés. L'arche tanguait et tournoyait dans le gros du courant. Nous n'entendions plus les vociférations des idolâtres. Leurs silhouettes s'éloignaient et nous laissaient indifférents.
Nous évitions de nous regarder. An-Kahana, la tunique ruisselante, demeurait la bouche close, recroquevillé contre le bois. Les derniers mots d'Arkahana frappaient nos tempes.
J'étais impressionnée. Accablée. Et si le vieil Arkahana avait raison ? Pourquoi attendre le châtiment d'Élohim ? Cette attente et toutes ces épreuves que nous nous infligions n'étaient-elles pas le pire et le plus inutile des supplices ? Ne connaissions-nous pas la fin, que rien ne pourrait commuer ?
Sans m'en rendre compte, à partager sans cesse leurs angoisses, j'étais devenue aussi tourmentée que mes compagnons, oubliant même la promesse de la Grande-Mère Awan ! Ne disait-elle pas que tendre les bras à son destin est de tous les moyens le plus infaillible pour en adoucir les rigueurs ?
Plus tard, Erel, qui se tenait à l'avant de l'arche, m'appela :
— Regarde comme c'est beau !
Le soleil commençait à caresser la rive tant attendue. On y apercevait des épaisseurs d'arbres, des collines si bien recouvertes de verdure qu'elles en paraissaient ornées d'une toison. Çà et là brillaient des couleurs vives et tranchantes, mais nous n'étions pas assez près pour en deviner la source.
— Avançons encore un peu, dit Erel.
Ma mère et son amie Hanina approuvèrent.
— Il est temps que vous nous montriez si vous savez manœuvrer cette arche comme vous nous l'avez promis, ajoutèrent-elles en souriant.
Arkahana était-il déjà oublié ? Les sourires des rescapées venaient de le faire mourir pour la seconde fois. La vie continuait. Yohanan et Lekh-Lekha se mirent aussitôt à chercher les perches et la toile pour le vent dans le fond de l'embarcation. Ils trouvèrent les perches. Mais point de toile. Les chasseurs du fleuve l'avaient emportée.
La panique nous saisit. Chacun de nous tenta de chercher encore, sans conviction. L'arche vacilla. Puis elle tourna, offrant son flanc aux vagues. Nous chancelâmes en poussant des cris. Yohanan nous ordonna de nous rasseoir. Nous nous mîmes à geindre. Qu'allions-nous faire ? Comment allions-nous diriger l'arche qui nous emportait de plus en plus vite ? Où menait le fleuve ?
Comme pour aiguiser nos terreurs, la surface de l'eau devint plus agitée, les crêtes des vagues plus blanches, leur couleur plus profonde. Avec le soleil qui montait, le vent forcit. L'arche grinçait de tout son bois. On eût cru que l'eau la tordait en tout sens.
— Cela suffit ! Cessez donc de piailler stupidement ! cria ma mère Tsilah. De la toile, nous en avons, et plus qu'il n'en faut.
Elle désigna les rouleaux de nos tentes.
— Ils seront assez solides.
Lekh-Lekha et Yohanan s'observèrent avec soulagement. Aussitôt, ils entreprirent de suspendre les verges au pieu central de l'arche tandis que nous déroulions la toile d'une des deux tentes.
— Elle est beaucoup trop grande, fit ma mère. Coupons-la. Avec le reste, nous ferons des bandes pour attacher la toile.
Hanina réclama à Lekh-Lekha sa lame de chasse. Il me la tendit tout en soutenant la verge posée sur son épaule. C'est ainsi que cela arriva. Dans son mouvement, le poids de la verge entraîna Lekh-Lekha sur le côté. Il manqua de basculer. L'écume d'une vague nous gifla. An-Kahana bondit pour empêcher Lekh-Lekha de tomber dans le fleuve. Il le fit si brutalement que la verge fila vers mon visage. Je voulus m'écarter. Il me sembla qu'on m'arrachait la tête. La douleur devint rouge, puis plus noire qu'une nuit. J'y disparus.
9
C'est vouloir saisir une ombre et atteindre le vent que de s'arrêter à des songes,
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