Ève
gare, l'arche grinça. Elle vibra sous nos paumes comme une bête furieuse d'avoir été réveillée. On retira nos mains. L'arche bascula un peu sur le côté. Sa grande perche centrale s'inclina.
Yohanan et Lekh-Lekha grondèrent à voix basse :
— Poussez ! Poussez donc, ne vous arrêtez pas !
Nous fîmes de notre mieux. L'arche se redressa. Elle semblait maintenant vivante et tout à fait tirée de son sommeil. Les fins galets crissèrent sous la coque autant que sous nos pieds. Soudain, la pente jusqu'au fleuve s'inclina de beaucoup. Notre embarcation y bascula dans un grand fracas. L'eau claqua contre le bois. L'avant se releva si durement que nous fûmes projetés au sol comme des brindilles. L'arche n'était qu'en partie immergée, mais déjà le courant la faisait pivoter, tirant et entraînant l'autre moitié demeurée sur la berge. Yohanan, Lekh-Lekha et An-Kahana bondirent les premiers pour la retenir.
— Sautez dedans ! cria Yohanan sans plus de prudence.
Il y poussa Hanina, la soulevant et la jetant presque à l'intérieur.
— Sautez donc dedans, vous, les femmes !
Ce n'était pas si aisé. La peur nous paralysait. Il fallait entrer dans l'eau mouvante et glacée. Elle plaquait nos tuniques à nos cuisses, mordait nos mollets. Hannuku enjamba l'embarcation d'un geste agile tandis que je m'accrochai au rebord. Hanina m'attrapa les poignets et me hissa de toutes ses forces. Contre mes cuisses et ma poitrine, je sentis le bois de l'arche trembler et grincer. Hannuku s'empara ensuite d'Erel qui se débattait, craignant pour son ventre. Hanina et moi saisîmes les mains de ma mère Tsilah.
— Vite ! dépêchez-vous ! nous pressait Lekh-Lekha, inquiet du vacarme que nous faisions.
Au même instant, nous criâmes toutes ensemble. L'arche vacilla. Pencha dans un sens, puis dans l'autre. Nos corps un à un se heurtèrent au fatras des affaires entassées au fond. J'entendis Lekh-Lekha :
— Qu'Élohim nous aide !
L'arche était déjà tout entière dans l'eau. Le courant l'emportait pour de bon. Yohanan et Lekh-Lekha, qui avaient pu agripper le bord arrière, se laissaient traîner à la surface de l'eau. Je vis An-Kahana pousser dans le fleuve son père, le vieil Arkahana. Les événements s'accélérèrent. Tsilah empoigna la tunique de Lekh-Lekha pour le haler vers nous tandis qu'Hanina retenait Yohanan par sa longue chevelure.
— Nahamma, aide-moi à le hisser ! cria-t-elle.
J'attrapai la main de Yohanan et nous parvînmes à le faire basculer dans l'arche. J'entendis Hannuku appeler :
— An-Kahana ! An-Kahana !
Dans l'eau tourmentée, on ne voyait plus que sa tête et celle de son père. Les vagues faisaient tournoyer l'arche sur elle-même. Hannuku avait déniché un long cordage de chanvre. Elle le lança vers An-Kahana. Elle rata sa cible. Lekh-Lekha essaya à son tour. Sans succès. L'arche s'éloignait. Lekh-Lekha lança la corde plus fort. Cette fois-ci, elle frappa Arkahana en plein visage. An-Kahana, qui ne lâchait pas son père, l'attrapa et l'enroula à son poignet. La corde se tendit. Lekh-Lekha tira. Yohanan et Hannuku lui prêtèrent assistance. L'arche pivota, s'inclina. Erel s'écria :
— Les idolâtres arrivent !
On les vit qui accouraient. À demi nus, sombres de peau dans le jour déjà clair.
An-Kahana et son père étaient maintenant tout près de l'arche. Nous agrippâmes An-Kahana. Nous le soulevâmes et le firent rouler dans le fond. À bout de forces, il cracha quantité d'eau.
L'embarcation filait, prise dans le courant. Les idolâtres piaillaient et trépignaient sur la berge. Ils n'avaient pas d'armes, seulement leurs poings et leur fureur. Alors nous entendîmes la voix d'Arkahana :
— Lâche ma main, Lekh-Lekha ! Lâche ma main !
Plié en deux sur le rebord de l'arche, Lekh-Lekha maintenait tant bien que mal Arkahana à la surface de l'eau bouillonnante du fleuve. Les vagues, par à-coups, submergeaient le vieil homme. Éructant, il usait tout ce qu'il lui restait d'énergie pour repousser les mains de Lekh-Lekha :
— Lâche-moi ! Je ne serai pas un voleur ! Je me moque de voir nos Ancêtres !
Maintenant le plus fort du courant nous harponnait. L'arche dansa d'un côté, de l'autre. Une vague happa Arkahana. Yohanan et ma mère Tsilah rattrapèrent de justesse Lekh-Lekha qui glissait dans l'eau avec lui. Arkahana, toujours retenu par Lekh-Lekha, réapparut, retrouva un peu de souffle et cria :
—
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