Ève
gonfle au vent. Il suffit de l'incliner vers la main gauche ou la droite, et l'arche va dans un sens ou dans l'autre. Nous saurons faire. Pousser avec les perches pour approcher la berge, cela aussi, nous saurons le faire.
Lekh-Lekha sourit devant nos airs pleins de doute.
— Après tout, dit-il, il ne s'agit que de nous laisser glisser le long du fleuve en allant un peu de travers. Cela nous conduira tôt ou tard de l'autre côté, contre la berge verte où demeurent nos Ancêtres. Regardez vous-mêmes : ces arches sont grandes. Les neuf que nous sommes y tiendront sans peine.
— Veux-tu faire de nous des voleurs ? demanda sèchement le vieil Arkahana.
— Pas si fort, tu vas nous faire repérer ! s'énerva aussitôt Yohanan.
— Tu as raison, Arkahana, fit Lekh-Lekha en posant une main sur l'épaule de Yohanan. Oui : nous allons voler une arche. Mais les idolâtres du fleuve la retrouveront, car nous ne l'emporterons pas avec nous devant Adam et Ève, je te le promets. Qu'en feraient-ils, eux qui ne sont ni idolâtres ni chasseurs de fleuve ?
Lekh-Lekha parlait tout bas, mais l'ironie de son ton nous fit rire autant qu'elle ferma le visage et la bouche d'Arkahana.
Peut-être, aussi, avons-nous ri de soulagement. Yohanan et Lekh-Lekha paraissaient si sûrs d'eux !
Déjà, on s'imaginait de l'autre côté, avançant dans le pays de nos Ancêtres. Élohim avait disposé des épreuves sur notre chemin, mais également Il nous tendait la main car nous savions les endurer. Cela, nous voulions obstinément le croire.
7
L'impatience nous tortura. Il nous fallut d'abord attendre la nuit. Ensuite, il ne fut pas question de dresser les tentes. On chercha le sommeil en se serrant les uns contre les autres. Hanina eut la bonne idée de penser aux toiles des tentes pour nous en recouvrir et lutter un peu contre l'humidité. Hélas, si nous nous endormions, les bruits venus du fleuve ou du monstrueux feuillage qui nous servait de nid nous réveillaient. On guettait l'approche des animaux invisibles qui ne devaient manquer de pulluler autour de nous. De temps à autre, nous percevions réellement un frôlement. Un souffle étrange. Un clapotis insolite entre les racines à demi noyées de notre refuge. À l'abri de la toile de tente, nous nous agrippions alors les mains en claquant des dents. Le danger passait. La fatigue nous poussait dans un sommeil douloureux et bref avant que cela ne recommence.
Dès que le ciel perdit une part de son obscurité, Lekh-Lekha nous fit signe de nous lever. Yohanan s'engagea seul en éclaireur : Lekh-Lekha voulait lui laisser le temps de nous prévenir s'il y avait un danger.
— Allons, avançons, ordonna-t-il enfin. Les uns derrière les autres et en silence.
Malgré nos membres engourdis, nous prîmes soin de ne faire aucun bruit. Nous traversâmes le marécage où poussaient les arbres géants avant de rejoindre la berge. Là, les arches tirées au sec semblaient patienter comme des monstres endormis. Sous nos semelles, plus d'herbe ni de boue, seulement le crissement des galets. Prudemment, retrouvant ses habitudes de chasseur, sa lame de bronze au poing, Lekh-Lekha s'immobilisait tous les trente ou quarante pas, s'accroupissait, l'oreille aux aguets, avant de se relever et de nous entraîner à nouveau. Autour de nous, les bruits du fleuve croissaient, menaçants. Le claquement sec et sans fin des vagues mourant sur la rive nous pénétrait le sang. L'odeur âpre de l'eau nous emplissait la poitrine.
La silhouette de Yohanan se dressa brusquement entre deux ombres. Il eut un bref conciliabule avec Lekh-Lekha.
— La cinquième arche sera la meilleure pour nous, annonça-t-il. Elle est grande. Par chance, les idolâtres ne l'ont pas tirée loin du fleuve. Elle sera aisée à mettre à l'eau.
Impatients comme des enfants se préparant pour un jeu interdit, courbés en deux, silencieux autant que des ombres, nous suivîmes Yohanan. Ce fut notre dernier instant d'inconscience.
De près, dans la lente pâleur de l'aube, l'arche nous apparut beaucoup plus imposante, plus inquiétante, même, que de loin. Lekh-Lekha ne nous laissa pas le temps de tergiverser. Silencieux toujours, nous empilâmes nos couffins et nos tentes à bord de cette étrange construction flottante. Tous ensemble, nous nous mîmes à la pousser. Elle résista. Sa coque creusait l'épaisseur des galets au lieu d'y glisser. On s'obstina. On poussa et poussa encore. D'un coup, sans crier
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