Ève
je n'étais plus comme ceux d'Hénoch. Et ici, dans les pays des Ancêtres, on m'attendait. Je devais suivre le fils d'Ève et me plier à ses bizarreries. Telle était la volonté d'Élohim.
Comme j'hésitais encore, une main frôla mon bras. C'était celle de Noah. Son sourire tranchait avec la dureté de son père. Ce bref contact fit battre le sang dans mes tempes. Je fis un effort sur moi-même pour ne pas me retourner.
On se mit enfin en marche, abandonnant la hutte de branchages pour s'enfoncer dans le vert. Des verts par mille et mille, si contrastants avec la poussière d'Hénoch ! Et de ces verts montaient des parfums suaves qui nous réjouissaient le cœur. Parfois, aussi, des odeurs acides nous irritaient les sens et nous devions nous boucher le nez pour que les larmes ne nous viennent pas aux yeux. Ce qui amusait grandement Noah.
À tout moment, j'aurais aimé m'arrêter pour admirer toutes ces plantes nouvelles, ces floraisons, ces buissons si touffus que nous devions les écarter avec force pour avancer. Mais Seth nous précédait de sa démarche d'homme immense et il nous fallait presque courir pour ne pas le perdre de vue.
Ma mère Tsilah finit par demander :
— Pourquoi aller si vite ? Ô Seth, ta taille n'est pas la nôtre. Veux-tu nous épuiser ? Nous égarer ?
Seth ne prit même pas la peine de lui répondre. Aussi dis-je à mon tour, non sans agacement :
— Fils d'Ève, ma mère Tsilah a raison. Pour moi aussi, tu marches trop vite. Même si je suis impatiente d'être devant ton père Adam.
Cette fois, Seth s'immobilisa. Il le fit si brusquement que je faillis le bousculer. Il se retourna pour me dévisager. Intensément. Je me préparai à subir sa colère. Mais, étrangement, sur son visage étroit, au front large, aux traits rudes, je ne trouvai d'abord qu'un étrange embarras. Peut-être aussi l'écho lointain d'une douceur.
Cela ne dura qu'un instant. Seth se reprit. Il retrouva sa moue arrogante, se détourna et repartit de son long pas sans me répondre plus qu'il n'avait répondu à ma mère.
Alors que je me remettais en marche, fouettant les branches de mes deux mains pour montrer mon irritation, j'entendis dans mon dos un petit rire. Je me retournai, prête à affronter la moquerie de Noah. Quelle sottise ! Son sourire complice ne se moquait pas de moi, mais de l'obstination de son père.
Son petit rire provoqua le mien. Fort et contagieux. Il entraîna celui de ma mère Tsilah, puis celui de Lekh-Lekha, de Yohanan et d'Hanina, celui d'Erel et
d'An-Kahana. Et finalement d'Hannuku elle-même, qui avançait dans l'ombre des souvenirs de sa sœur Damasku, laissa filer son rire de fille qui aimait tant s'amuser. Ce fut comme si, brusquement, on ôtait un poids de nos épaules et de nos nuques.
Devant nous, à en juger à l'accélération de son pas, Seth dut s'en offusquer. Mais il se garda de tourner vers nous son visage furieux. Il se contenta d'avancer plus vite encore, nous essoufflant et nous contraignant au silence.
Quant à moi, j'étais sous le charme de la voix de son fils. Même si ce n'était qu'un rire. Ne disait-on pas à Hénoch que l'on connaît un homme à son rire ? Et que si, à la première rencontre, l'inconnu rit d'une manière bonne, c'est qu'il ne peut être qu'un homme bon.
2
On marcha sans s'arrêter jusqu'à ce que le soleil soit au plus haut du ciel. Nous sortîmes alors des frondaisons les plus serrées. Autour de nous se dévoila soudain une étendue aussi vaste que prodigieuse. Aussi loin que nos regards portaient, ils ne rencontraient que des champs. Les uns d'un vert dur et profond, les autres d'un vert doré ou mêlé de gris, parfois de jaune, et même d'un rouge aussi pur que le sang d'un nouveau-né.
Des garçons et des femmes, sans tunique, presque nus, poussaient des troupeaux de gros bétail. Des bêtes imposantes, effrayantes, même, tout à fait inconnues de nous. Elles me rappelaient les récits de mon père Lemec'h décrivant ces bêtes étranges qui peuplaient le jardin de l'Éden.
Enfin, Seth donna le signal du repos. Il nous conduisit sous un arbre. À son pied, des racines aussi grosses que des troncs s'entrelaçaient comme les doigts d'une main de géant. Des murs de brique, d'un brun plus sourd que dans le pays de Nôd, se dressaient à proximité. Ils cernaient des cours où vagabondaient du petit bétail et où s'agitaient des enfants. Sur les seuils de maisons basses, en brique elles aussi, une
Weitere Kostenlose Bücher