Ève
herbes derrière nous. Arkahana et son fils empoignèrent les piquets des tentes, prêts à nous défendre. Lekh-Lekha et Yohanan surgirent. La plus extrême agitation leur tiraillait le visage, mais ils se refusèrent à répondre à nos questions.
— Plus tard, plus tard, les explications ! Tout va bien ! répétait anxieusement Yohanan. Venez ! Dépêchez-vous.
À la hâte il nous fallut attraper nos sacs et nos couffins. Ils nous entraînèrent à leur suite sur la rive du fleuve. On ne marcha pas longtemps. Surgissant de la berge boueuse, à demi submergés, des arbres immenses, aux troncs tordus, entrelacés comme des nœuds de serpents, se dressaient hors de l'eau. Leur feuillage était dense. Leur frondaison montait si haut que la tête nous tournait quand on voulait en apercevoir le sommet.
Arkahana et ma mère eurent un mouvement de recul. Lekh-Lekha prit la main de Tsilah :
— Ce ne sont que des arbres ! la rassura-t-il en nous guidant dans l'entrelacs des troncs.
Il nous fallut marcher dans la boue et l'eau pour franchir des racines plus grosses que des corps d'homme.
— Ne craignez rien, répéta Lekh-Lekha. Ce ne sont pas des démons déguisés. Yohanan et moi avons passé un long moment là-dessous et rien de néfaste ne nous est arrivé.
— Et alors ? grogna Arkahana. Ignores-tu que, pour piéger leurs proies, les démons savent être patients ?
Yohanan lui tendit un morceau de bois dont il avait raclé l'écorce.
— N'est-ce pas du bois ?
— Crois-tu que les démons se laisseraient trancher sans mauvaise humeur ? renchérit Lekh-Lekha, moqueur. Attention à ne pas se montrer, ajouta-t-il tout bas. Pas de cris. Pas de bruit. L'eau porte loin le son des voix.
Yohanan et lui avaient repéré au cœur des troncs un emplacement sec et assez large pour que l'on puisse tous s'y tenir. Un rideau de feuillages dissimulait la rive du fleuve et nous en protégeait. Ce que l'on découvrit quand Yohanan le souleva avec précaution nous coupa le souffle.
À cinq ou six cents pas de nous, nous aperçûmes quantité de ces engins que j'avais pris pour des tentes flottantes et que, bien plus tard, nous sûmes nommer : arches flottantes.
Chacune possédait non pas trois toiles, comme une véritable tente, mais une seule, épaisse et pourtant souple, capable d'enfler à la moindre brise. Ses deux pans les plus longs étaient noués à des verges mobiles, elles-mêmes accrochées au pieu fiché dans le coffre de l'arche. Là, des hommes les manœuvraient habilement au gré du vent qui semblait souffler en permanence sur le fleuve. Ainsi, lentement, les arches glissaient à la surface de l'eau, s'approchant d'un point de la rive où toute une populace les attendait, braillant et excitée. Parvenues assez près de la berge, les toiles tombaient d'un coup dans les coffres. Les hommes à la manœuvre plongeaient alors des perches plates dans le fleuve pour se diriger. Près du rivage, ils sautaient dans l'eau, tiraient et poussaient les arches au sec, assaillis par les femmes et les enfants. Lekh-Lekha avait dit vrai. Ici, au bord du fleuve, les voix portaient loin. Il nous sembla que ces idolâtres se tenaient à nos côtés tant nous entendions distinctement leurs rires, leurs cris et les sons incompréhensibles de leur langue.
— Regardez, murmura Yohanan, fasciné, regardez bien !
Muets de surprise et d'admiration, nous vîmes les hommes retirer de longs couffins des coffres des arches. Ils y plongeaient les mains pour les relever chargées de grappes miroitantes et sautillantes, pâles et vives tels des éclats de pierre à feu.
— Ce sont des bêtes de fleuve, expliqua Lekh-Lekha à mi-voix. Les idolâtres rapportent leur chasse.
— Ces hommes sont des chasseurs du fleuve, renchérit Yohanan.
Ce n'est que plus tard, et après s'être fait moquer, que nous apprîmes les mots qui convenaient : poissons et pêcheurs. Mais à ce moment-là, subjugués, retenant notre respiration devant ce monde tout neuf, nous nous contentâmes de ne pas posséder les mots justes pour ce que nos yeux découvraient.
Quand nous fûmes rassasiés de cette nouveauté, Lekh-Lekha et Yohanan nous annoncèrent :
— Avant l'aube, nous traverserons le fleuve sur l'une de ces arches.
Nous eûmes beaucoup de mal à réprimer nos cris de surprise.
— Tout à l'heure, nous nous sommes approchés très près pour les regarder manœuvrer, expliqua Yohanan avec assurance. La toile de l'arche se
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