Ève
à lui. Si la soif lui montait à la bouche, à ses pieds une source sortait de la terre. L'eau en était toujours pure et limpide. Les fruits n'étaient jamais gâtés, ni trop mûrs ni trop verts. L'hiver et l'été n'existaient pas, ni le jour d'avant ni celui d'après. Êtes-vous donc devenus si sauvages et contaminés par les idolâtres de votre pays de Nôd que vous ne connaissez même pas l'histoire de vos Ancêtres ?
Seth ouvrit les bras pour désigner tout ce qui, depuis le matin, nous paraissait merveilleux : ces champs et ces verts, les lointaines collines qui dansaient dans la brume comme les plis d'une fleur à peine éclose.
— Ouvrez les yeux ! s'exclama-t-il. Ici le temps corrompt tout ce qui vit. Rien, jamais, ne lui échappe. Les hommes, les femmes, les bêtes et les plantes. Même la terre où l'on marche ! Ne le voyez-vous pas ? Ici, il n'y a plus rien de cette grâce parfaite que YHVH avait conçue pour le jardin de mon père Adam. Ici, il faut se lever avant le soleil pour bêcher la terre. Il faut l'abreuver. Il faut suer et dépérir pour qu'elle veuille bien nous soutenir en retour. Il faut prier pour qu'elle nourrisse le figuier et la vigne. Et quand le fruit est mûr, le mal de la faute peut le ravager : la maladie le gagne et le pourrit, comme elle emporte le nouveau-né ou gâte le ventre des mères. Comme elle emporte le menteur et le malfaisant et les putréfie dans l'arrogance de leur mal.
La colère de Seth nous dessillait un peu les yeux, pourtant nous, « ceux d'Hénoch », enfants du désert, de la sécheresse et de la poussière, ne parvenions pas à bien comprendre l'horreur qu'il décrivait.
Avec un nouveau regard de mépris pour mes compagnons, il reprit :
— Dans le jardin de l'Éden mon père allait et venait, maître de tout ce qui vivait. Et ce qui vivait s'inclinait devant lui avec bonheur. Ici, quand on pousse le bétail, il obéit ou non, au gré de son humeur. Il renâcle. Il est sourd aux ordres et cherche le fouet. Et lui aussi connaît les maladies et les pourrissements. En vérité, tout, ici, réclame nos efforts. Nous nous épuisons : pendant le jour, le soleil nous brûle, la nuit, nous gelons, la sécheresse calcine les récoltes et les pluies moisissent les bois les plus durs. Dans le jardin de l'Éden, on ne connaissait ni le chaud ni le froid. Mon père allait et venait sans ressentir jamais l'effet de l'air et du ciel sur sa peau. Une peau qu'il n'avait nul besoin de recouvrir, car la douceur de la perfection atteignait toute chose. Les jours égalaient les nuits, comme l'ombre, en toute chose, égalait le soleil, l'une fermant les paupières, l'autre les ouvrant. Le temps ne soufflait aucune usure. Les plantes elles-mêmes ignoraient les saisons. Elles n'étaient là que pour le plein d'elles-mêmes. Rien, rien, pas même un souriceau n'y mourait ! Et aussi loin qu'Adam mon père ait pris plaisir à s'aventurer dans le jardin, la grâce du bien partout resplendissait et le mal y était si inconnu que même le mot pour le désigner n'existait pas.
3
Oh, ce silence après les mots de Seth, comme je m'en souviens !
Pas un de nous n'ouvrit la bouche. Pas même Noah. C'était déjà bien assez douloureux de regarder le fils d'Ève en colère, de voir la rage qui tendait les traits de son immense visage. De voir l'amertume qui brûlait ses yeux et ce désespoir qui réduisait ses lèvres à des lames plus dures que du bronze.
Le front baissé, considérant l'herbe devant lui plutôt que moi, Noah était aussi figé que nous tous qui songions : Voilà donc à quoi ressemblait cet Éden ? Est-ce cela que nous avons perdu ? Que nos Ancêtres ont perdu ?
Car jamais Lemec'h ne nous avait parlé de l'Éden avec autant de feu et de force. Jamais il n'avait su pousser tant d'images de beauté dans nos têtes.
Ni tant de regrets.
Alors, dans ce silence où l'on ne songeait plus ni à manger ni à boire, Seth se rassit. Il porta une figue à sa bouche et la mâcha lentement, comme si elle contenait encore, dans le miel de son jus, un peu de la perfection disparue qui incendiait nos têtes.
Il s'essuyait le coin de la bouche avec le bout de sa tunique lorsque An-Kahana, nous sidérant tous, demanda :
— Ô Seth, pourquoi dis-tu qu'Élohim n'est pas Élohim, mais YHVH ? S'ils sont les mêmes, ils vont avec le même nom. Sinon, c'est qu'ils sont deux.
Seth, comme si la voix d'An-Kahana n'était pas parvenue à ses oreilles,
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