Ève
foule de femmes se pressait. Elles non plus ne portaient pas de tunique. Une longue bande de lin leur voilait la taille. L'extrémité en était jetée sur leurs épaules, sans même recouvrir leur poitrine. Certaines l'avaient drapée autour de leur tête afin de se protéger du soleil, ce qui les dénudait plus encore.
Un homme apparut au milieu d'elles. Le tissage couvrant sa taille était fin et vivement coloré. Une large bande de cuir lui barrait la poitrine. Son front et ses cheveux épais étaient eux aussi ceints de cuir. Il courut devant Seth, s'inclina à ses pieds et, en signe de respect, plaqua ses paumes au sol. Sans relever la tête, il lança quantité de paroles dans une langue inconnue. Seth lui répondit dans la même langue. Cela se répéta trois ou quatre fois encore avant que l'homme ne se relève et ne s'en retourne en trottinant derrière ses murs. Pas une fois il n'avait porté les yeux sur nous. Au passage, il cria quelque chose aux femmes, qui s'égaillèrent comme une nuée d'oiseaux à la vue d'un épervier.
Elles revinrent quelques instants plus tard avec des couffins d'alfalfa emplis de nourriture, de jarres de lait et de gourdes d'eau. Nous ignorant absolument, elles les déposèrent avec soin devant Seth et son fils Noah, installés sur l'une des racines du grand arbre.
Seth me désigna les paniers alignés devant lui :
— Fille, prends ce qui te convient dans cette nourriture.
La colère me fit battre le cœur. Sans réfléchir, je lançai :
— Si cela n'est que pour moi, si « ceux d'Hénoch » ne peuvent y toucher, crois-tu que je vais me rassasier devant eux qui sont affamés et épuisés ?
Sans rien quitter de son sérieux ni de sa froideur, Seth considéra les couffins.
— Et pourquoi n'en prendraient-ils pas ? N'y a-t-il pas là plus que nous en avons besoin, toi, mon fils et moi-même ?
À nouveau un petit rire fusa d'entre les lèvres de Noah. Son regard croisa le mien, comme pour me rappeler qu'il ne fallait point juger si on ne voulait pas être jugé. Avais-je donc mal jugé les mots de Seth ? Mon agacement, provoqué par la morgue qu'il ne cessait de manifester envers « ceux d'Hénoch », m'aveuglait-il ? Confuse, j'empoignai un panier pour le déposer devant ma mère Tsilah. L'instant d'après, nous dévorions ces fruits, ces galettes et ces viandes dont nos palais jusqu'à ce jour ignoraient le goût. Ce fut un enchantement. Nous songions : Quelle merveille ! Voilà ce qu'est un pays qui demeure sous le regard d'Élohim ! Oh, les bienheureux qui vivent là depuis le premier jour de leur existence !
Notre ancienne vie dans la poussière du pays de Nôd me parut plus effroyable encore et terriblement amère. Était-ce le désir d'Élohim que de nous montrer tout ce dont la faute de Caïn nous privait si durement depuis mille ans ?
Le cri d'Hannuku me ramena à la réalité :
— Oh, pourquoi ma sœur Damasku n'est-elle plus ici ? Comme elle se serait régalée ! Cette fois, ce n'est plus seulement dans une parcelle de l'Éden que nous sommes, mais dans le jardin d'Élohim lui-même !
Le claquement de mains de Seth nous fit sursauter, autant que sa fureur :
— Tais-toi donc, fille d'Hénoch ! Tu insultes YHVH ! Ton ignorance est une honte. Ne sais-tu pas qu'Il a effacé la moindre trace du jardin de l'Éden ? Ne t'a-t-on pas appris qu'Il en chassa mon père Adam et ma mère Ève ?
Hannuku n'osa répondre. À son côté nous restions silencieux. Le front plissé de rage, Seth se releva. Il nous toisa de toute sa haute taille. Un instant, il sembla que ses yeux brûlants voulaient nous dissoudre dans la poussière. Il désigna les couffins de nourriture :
— Ces fruits que vous mangez, ce raisin, ces figues, ne sont rien en goût et en beauté comparés à ceux qu'Adam mon père mangeait dans le jardin de l'Éden. Il levait la main et les cueillait quand l'envie l'en prenait. Jamais il ne se souciait de son désir ou de sa faim. Quand l'un ou l'autre lui venait, il n'avait qu'à tendre la main : les figues et les grappes de raisin lui tombaient dans la paume. Il allait parmi les bêtes : pas une ne renâclait devant lui et toutes le considéraient comme leur supérieur. Les fauves le reconnaissaient pour leur maître. Sur toute chose YHVH avait accordé le pouvoir à Adam, mon père. Il n'avait pas besoin de chasser. Si le besoin de viande lui coulait dans la gorge, l'agneau et la brebis s'offraient
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