Fatima
sous un babillage de compliments, de rires et de caresses. Ashemou et la tante Kawla comme les autres.
S’en voulant par avance de sa curiosité, Fatima s’approcha, elle aussi. Un moment, elle observa celle qui, dans quelques années, deviendrait la véritable épouse de son père, mais que chacune et chacun traitait déjà avec les égards dus à ce rang. Elle jugea qu’il faudrait quatre ou cinq ans encore avant que Muhammad ne la prenne dans sa couche. Une vingtaine de saisons, tout au plus.
Serrant les dents, Fatima sentit la lame invisible de l’inéluctable lui transpercer le coeur. Vingt saisons, ce n’était rien ! Dans une sorte d’éclair éblouissant, elle crut deviner ce qu’allait être sa nouvelle vie à Yatrib.
Cette Aïcha serait l’épouse de son père. Et il l’aimerait. Oh, Fatima devinait sans peine combien il l’aimerait, cette belle Aïcha ! Mais elle, sa fille, que deviendrait-elle, là-bas, dans la paix de Yatrib ?
Elle le voyait : les croyants affluaient auprès du Messager, l’oeuvre d’Allah s’accomplissait. Aux premières paroles prononcées à la rencontre d’Aqaba, Fatima l’avait pressenti : demain, la vie serait tout à l’opposé de celle de Mekka. Sa mission auprès de son père bien-aimé était une mission de guerre. Si Yatrib était le royaume de la paix d’Allah, cette mission s’achèverait avec la périlleuse sortie de Mekka. Et voilà.
Était-ce là la volonté du Clément et Miséricordieux ?
Oh, Fatima le voyait aussi… Les grimaces de la tante Kawla, d’Abu Bakr, d’Omar et de bien d’autres le disaient : ils se lassaient de cette fille du Messager qui se refusait à être une fille parmi les filles. Qui maniait le bâton de bataille, qui fréquentait les Bédouins comme des égaux et semblait ne vouloir jamais prendre un époux.
Fatima chancela sous la douleur de ses pensées.
Ashemou, comme toujours, la surveillait de près.
— Fatima…, chuchota-t-elle en lui saisissant le coude.
Fatima se dégagea, mais le murmure et le geste d’Ashemou attirèrent le regard d’Aïcha sur elle. Ses yeux parfaits, transparents et confiants, s’immobilisèrent sur les pupilles sombres et tourmentées de Fatima. Aïcha tressaillit sous leur dureté puis, en un très bref éclat, elle sourit. Un sourire doux, étrange et distant, comme si elle pressentait, à sa manière d’enfant, ce qui bientôt les lierait indissolublement l’une à l’autre. Jusqu’à la mort.
Un frisson bien plus effrayant que les menaces et les dangers qu’elle avait affrontés depuis des lunes glaça Fatima. Elle s’éloigna en courant du vacarme et des effusions ridicules du quartier des femmes. L’instant d’après, elle était devant son père.
— Je ne partirai pas avec les femmes et Omar ! déclara-t-elle avec toute la brutalité dont elle était capable. Je partirai avec toi, et personne d’autre.
Muhammad n’eut pas le temps de répondre. Abu Bakr, qui n’était pas loin, lança sèchement :
— Bien sûr que si ! Tu pars avec les femmes et ma fille. C’est moi qui accompagne le Messager. Ce qui est décidé est décidé, pour toi comme pour tous.
Fatima connaissait trop l’obstination d’Abu Bakr, son orgueil et aussi la défiance qu’il montrait à son égard. Elle se contenta de river ses yeux à ceux de son père. Ce qu’elle avait à lui dire – que sa décision, à elle, était irrévocable – il n’avait nul besoin de mots pour savoir qu’il ne pouvait en être autrement.
Allah l’Omnipotent, le Clément et Miséricordieux lui donna raison – du moins osa-t-elle le penser, priant longtemps pour se faire pardonner l’orgueil de cette réflexion.
Alors que les femmes préparaient leurs baluchons, Al Arqam revint du grand marché le visage convulsé de crainte.
— Le calme de Mekka nous a trompés ! s’exclama-t-il devant Muhammad. Abu Lahab et Abu Sofyan ont mené leur affaire depuis Ta’if. Cet accord qu’ils attendaient pour s’en prendre à toi, ils l’ont obtenu. Ils t’agresseront demain matin, à l’aube, quand tu sortiras avec ta fille pour aller à la Ka’bâ ! Il y aura autant d’hommes et de lames que de clans dans Mekka. Depuis trois jours, ils s’assemblent dans la cour d’Abu ‘Afak. Le vieux poète est tellement enragé contre toi qu’il veut être lui-même de la tuerie.
La nouvelle déclencha stupeur et gémissements. Omar se déclara prêt à fondre, lame levée, sur les fourbes.
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