Faubourg Saint-Roch
semaines.
Laurier leva la main pour calmer son interlocuteur, devenu subitement véhément, avant de préciser :
— Il sera bientôt le député de Saint-Jean.
— Et le type élu il y a deux semaines ?
— Il deviendra sénateur.
— Vous savez pourtant toutes les insultes que ce salaud a fait pleuvoir sur nous...
Pendant des années, Israël Tarte avait utilisé des journaux de Québec, comme Le Canadien, L'Evénement et Le Cultivateur, pour livrer une lutte sans merci à la moindre idée libérale, se drapant derrière les soutanes.
— Depuis cinq ans, il débite les mêmes insanités contre les conservateurs. Bientôt, il achètera La Patrie afin de poursuivre son entreprise de salissage.
Sa récompense pour avoir trahi ses anciens alliés, songea le commerçant, prendrait la forme d'une nomination au ministère où le patronage pouvait s'exercer de façon éhontée. Le politicien le conforta dans ce jugement sévère :
—J'ai été élu grâce à un appui massif du Québec. Parte fera en sorte que le Parti conservateur ne retrouve jamais la majorité des sièges dans notre province. Il prendra les moyens nécessaires pour arriver à ce résultat. En plus de diriger un ministère, il sera mon principal organisateur politique.
— ... Je vois.
La politique donnait parfois d'étranges compagnons de lit. La seule latitude de Thomas était de décider s'il y coucherait ou non.
—Je compte donc sur vous pour guider son action dans la région de Québec. Vous connaissez suffisamment le monde des affaires de cette ville pour faire en sorte que nos largesses, comme vous dites, aillent dans de bonnes mains.
« “Dans les bons goussets” serait une formule plus appropriée », songea Thomas Picard. Cela signifiait aussi que ses propres intérêts bénéficieraient de la situation.
—Je peux compter sur vous? insista le politicien.
— ... Oui, bien sûr.
Afin que sa brève hésitation ne lui porte pas préjudice, il s'efforça de prendre un ton plus enjoué pour continuer :
— Où puis-je trouver votre organisateur?
— Au bar de l'hôtel. La file des personnes désireuses de le rencontrer s'allonge très vite, mais ne craignez pas de passer devant : Israël vous attend.
Laurier pouvait bien appeler son nouveau complice par son prénom : tous deux avaient effectué ensemble leur cours classique au Collège de l'Assomption. Après de nouveaux remerciements pour le magnifique travail effectué pendant la campagne électorale, le premier ministre congédia son organisateur de Québec-Est avec délicatesse. À sa porte aussi, la file des quémandeurs de privilèges divers s'allongeait.
Quelques minutes plus tard, malgré les «J'étais là avant vous» offusqués, Thomas prenait place sur une chaise en face du nouveau pontife du patronage au Canada. Israël Tarte tirait sur un gros cigare en consommant café après café. Au théâtre, avec sa barbe de bouc et ses cheveux en désordre, ce curieux personnage aurait incarné un Méphistophélès convaincant. Poli, l'homme souleva les fesses de sa chaise pour serrer la main du nouveau venu.
— Je suis enchanté d'avoir l'occasion de travailler avec vous. Pendant des années à Québec, j'ai admiré la ténacité avec laquelle votre père montait son affaire. Même si j'ai quitté cette ville depuis quelques années, je crois savoir que vous poursuivez son œuvre avec brio.
Le commentaire ne demandait aucune réponse. Thomas attendit la suite avec un sourire contraint. Prenant un rouleau de papier près de lui, le futur ministre continua :
— Nous allons devoir doter Québec de nouveaux équipements, commença-t-il en déroulant la carte sur la petite table. D'abord, le port demande à être agrandi.
Du doigt, Tarte désignait la zone où des travaux seraient entrepris.
— Puis nous comptons améliorer les locaux où descendent les immigrants : des dortoirs pour les loger, de meilleurs moyens pour détecter et soigner les malades...
— Le Canada en accueille bien peu...
— Croyez-moi, cela va changer. Nous ferons donc appel à des médecins de la ville. Vous nous direz lesquels. Puis il y a ce grand espace...
De la main, il montrait les plaines d'Abraham, là où les batailles de Québec et de Sainte-Foy s'étaient déroulées en 1759 et 1760.
— De plus en plus de gens réclament qu'on en fasse un grand parc. Mais je me demande si nous ne ferions
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