Faubourg Saint-Roch
technique de ces « anciens temps ». Il fallait un petit escabeau pour y monter. Les cavaliers de ces étranges appareils devaient faire preuve d'un grand sens de l'équilibre pour ne pas s'écraser au sol. D'ailleurs, le clou du spectacle survint quand une demi-douzaine de clowns multiplièrent les chutes spectaculaires, savamment chorégraphiées, prélude à d'interminables culbutes.
— Qu'est-ce que deux jolies filles comme vous font toutes seules ? questionna une voix derrière Marie.
Elle se retourna pour voir un grand jeune homme dégingandé, une casquette rejetée à l'arrière de la tête. La prononciation trahissait l'ouvrier de la Basse-Ville.
— Nous regardons. Pour cela, nous n'avons besoin de la compagnie de personne.
La jeune vendeuse avait répondu sur un ton ironique, habituée à ce genre d'entrée en matière. A ses côtés, Yvonne présenta une figure un peu dépitée et adressa un sourire contraint aux garçons. La scène obéissait à un scénario ancien, immuable : deux jeunes filles, l'une véritablement jolie, l'autre tout à fait quelconque, deux jeunes garçons, l'un séduisant, ou se croyant tel, l'autre affligé de boutons, d'une calvitie ou d'un embonpoint précoce. Chacun des déshérités savait, en se collant aux basques d'une personne avantagée par la nature, augmenter ses chances de retenir l'attention de l'autre laissé-pour-compte. Sur un autre terrain, cela aurait pu être un loup boiteux accompagnant le meilleur chasseur de la meute pour obtenir les restes.
La difficulté, pour Yvonne, était de se trouver avec quelqu'un qui rejetait systématiquement toutes les avances des garçons: pareille attitude ruinait toutes ses chances. Heureusement, le don Juan de la Basse-Ville n'était pas homme à se décourager à la première rebuffade :
— Voyons, tout ce monde, deux jolies filles : vous avez besoin d'une escorte, et nous sommes-là. Je m'appelle Marcel Bellavance.
Son interlocutrice pouffa de rire en entendant le patronyme.
—Je pense que Ridiculavance conviendrait mieux. Merci de m'avoir divertie, mais je n'ai besoin de personne, je vous assure, affirma Marie.
Elle jeta un regard à la mine renfrognée de sa compagne avant d'enchaîner :
— Évidemment, je ne peux pas vous empêcher d'écouter la musique près de nous.
Sans se formaliser de la froide réception, le garçon répondit par un sourire, se rangea près de la jolie brune pour avoir une meilleure vue de l'orchestre, alors que son compagnon, prénommé Georges, se rapprochait d'Yvonne. Au gré des pauses entre les pièces musicales, Marie apprit que son chevalier servant travaillait à la manufacture de chaussures de William Marsh, la plus imposante du quartier Saint-Roch avec son bel édifice de brique rouge.
Un peu après neuf heures, alors que la pénombre commençait à se répandre sur la ville, la vendeuse exprima le désir de rentrer.
— Déjà ? La musique va continuer encore pendant une heure, plaida son voisin.
— Mais aucun de ces musiciens n'aura à se présenter au magasin Picard demain matin.
— Dans ce cas, nous allons vous raccompagner.
— Ce n'est pas nécessaire.
— Mais je ne l'offre pas par nécessité, protesta Marcel, mais juste pour avoir le plaisir de marcher avec vous pendant un moment.
Pour la première fois, Marie lui adressa un sourire sans la moindre trace d'agacement.
—J'ai l'intention de me rendre à la maison sans m'arrêter en chemin. Surtout pas dans un coin sombre.
— C'est bien ce que j'avais compris. Vous vous souvenez, je suis là pour vous permettre de rentrer en toute sécurité.
Bien sûr, une pause dans un endroit discret, protégé par une ombre complice, afin de se livrer à des jeux de main fripons, lui aurait plu au plus haut point. Toutefois, dès le premier mot sorti de la bouche de Marie, il avait compris que cela ne figurerait pas au programme. Tant pis, celle-là se tiendrait en réserve pour le bon motif.
En regagnant la Grande-Allée, le garçon proposa néanmoins :
— Nous faisons un bout de chemin dans cette direction, histoire de voir les maisons des bourgeois ?
— ... Pourquoi pas ? Mais quelques minutes seulement.
Avec Yvonne et son Georges bedonnant en remorque trois pas derrière eux, ils s'engagèrent dans la plus belle artère de Québec. Après avoir longé l'Assemblée législative, ils atteignirent les résidences majestueuses des élites
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