Fiora et le Magnifique
l’existence large et confortable
que l’on menait au palais Beltrami, elle avait acquis des formes plus
moelleuses et des traits moins accusés. Néanmoins, sa voix conservait les
intonations inflexibles du commandement, même et surtout lorsqu’elle s’adressait
à Fiora qu’elle adorait mais à qui elle ne passait rien.
A l’issue
d’un voyage en mer au cours duquel cent fois elle avait cru rendre l’âme, la
Bourguignonne avait découvert Florence, étalée au soleil dans son cadre de
douces collines, avec un émerveillement qui ne l’avait pas encore quittée après
tant d’années. La ville du Lys Rouge débordait de couleurs et de vie et
Léonarde l’avait adoptée aussi spontanément qu’elle s’était mise au service de
Francesco Beltrami dont la chaleur et la générosité l’avaient conquise. Elle
avait aimé l’élégance sévère du palais que le négociant habitait au bord de l’Arno
puis elle était allée ensuite de surprise en surprise. Ainsi, elle avait appris
que les échelles de valeurs usitées en Bourgogne et en France n’avaient pas
cours dans la grande cité marchande où ce que l’on appelait les Arts majeurs : Calimala, la Laine, la Soie et la Banque tenaient le haut du
pavé. La noblesse, si prépondérante partout ailleurs, ne l’était pas sauf si
elle réussissait à se faire admettre au « privilège » de tenir
commerce. Florence était une république ou du moins se le prétendait-elle bien
qu’elle acceptât d’obéir à une reine sans couronne, une dynastie de banquiers
puissamment riches mais sans la moindre goutte de sang aristocratique : les
Médicis. Et Léonarde avait découvert avec plaisir que son nouveau maître
appartenait à la fine fleur de la cité dont il avait toutes chances d’être un
jour l’un des prieurs ou même le gonfalonier lorsqu’il aurait atteint ses
quarante-cinq ans.
Dans
la maison Beltrami, la nouvelle venue avait été adoptée d’autant plus aisément
qu’elle avait appris la langue toscane avec une incroyable rapidité. Elle y
avait mis son point d’honneur, le fait de parler deux langues -et même trois si
l’on tenait compte du latin d’Église – lui semblant une marque de dignité et d’intellectualité
on ne peut plus flatteuse. Mais, à Fiora dont elle s’était uniquement occupée
dans les premiers temps, elle s’était attachée à ne parler que le français,
avec l’accord de Beltrami d’ailleurs, afin que l’enfant conserve au moins cette
trace de ses racines. Cela lui avait permis de ne jamais lui adresser l’habituel
tutoiement florentin car, pour elle, la petite fille devenue pour tous Fiora
Beltrami, fille « naturelle de Francesco et d’une noble dame morte en
couches », n’en restait pas moins l’enfant de Jean et Marie de Brévailles,
c’est-à-dire un pur produit de la noblesse bourguignonne. Fiora avait assimilé
les deux langues avec une égale facilité et même y avait ajouté le latin et le
grec.
Cinq
ans après l’arrivée de Léonarde, la vieille gouvernante de Francesco, Nanina, s’était
endormie dans le sein du Seigneur et la Bourguignonne avait été appelée à la
remplacer. Depuis, elle exerçait sans partage son autorité sur les diverses
habitations du négociant à leur commune satisfaction. Seul Marino Betti, l’ancien
chef muletier, devenu intendant d’un domaine, échappait à son autorité, au
soulagement de Léonarde qui devinait en lui sinon un ennemi du moins un
adversaire. En effet, seul avec son maître et la gouvernante, Marino
connaissait l’origine de Fiora qu’il n’avait jamais admise sincèrement. Aussi
Beltrami avait-il jugé bon de lui lier la langue par un serment solennel prêté
devant le premier autel de la Vierge rencontré sur la route et d’y ajouter
quelques avantages financiers de nature autant convaincante.
Quant
à Jeannette, la jeune nourrice, sa fraîcheur blonde avait conquis un fermier du
Mugello. Elle était devenue avec bonheur la signora Crespi et, depuis,
dispensait son lait aux seuls enfants que, chaque année, ponctuellement, elle
donnait à son époux.
Bien
sûr, ceux de Florence avaient appris non sans surprise la soudaine paternité d’un
des célibataires les plus riches de la ville mais, se voulant héritiers de la
pensée et de la philosophie grecques, ils ne s’attachaient guère à la sévère
morale chrétienne et la bâtardise n’était pas considérée comme une tare
rédhibitoire, surtout si elle
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