Fiora et le Magnifique
Grenade, de
Russie ou de Tartarie, et leur prix se situait entre cent et deux cents ducats
d’or. Naturellement, s’il s’agissait de chanteuses, de danseuses ou d’habiles
brodeuses, de musiciennes ou de nourrices, les prix s’envolaient facilement à
cinq ou six cents ducats. En ce qui concerne Khatoun, elle n’était encore qu’un
bébé à la mamelle quand elle avait été achetée à Trébizonde par le capitaine de
la Santa Madalenna que la beauté de sa mère avait ému et qui l’avait
ramenée à Florence. Mais Djamal, la mère, était morte quelques mois après son
arrivée et le bébé Khatoun avait été élevé par Léonarde avec Fiora dont elle
était destinée à devenir à la fois la compagne et la camériste, le premier
avatar étant d’ailleurs beaucoup plus important que le second...
Cette
histoire d’esclaves avait beaucoup tourmenté Léonarde lors de son arrivée à
Florence. Ses convictions chrétiennes s’insurgeaient devant un tel état de
choses mais elle avait vite découvert que les esclaves de Florence étaient
souvent beaucoup mieux traités, du fait du prix payé, que certains serviteurs à
gages, certains valets de fermes ou certaines filles de cuisine dans les
maisons d’au-delà des Alpes. Posséder des esclaves ne gênait nullement les
étranges sentiments religieux des Florentins qui, tout en professant une
dévotion profonde envers le Christ, la Vierge et les saints, en remplissant
leurs églises de fresques, de tableaux et d’œuvres d’art admirables, montraient
un goût très vif pour la mythologie et la philosophie grecques, Platon occupant
de beaucoup la première place. Elle avait fini par excuser ses nouveaux
concitoyens en vertu de leur amour profond de la beauté sous toutes ses formes
– et cela jusque dans les plus basses classes de la société – et de leur
extraordinaire appétit de vivre...
Arrivée
devant la porte de son père, Fiora envoya Khatoun remettre de l’ordre dans sa
chambre puis, frappant légèrement, elle entra sans en attendre l’autorisation ;
ce en quoi elle eut raison car elle aurait pu l’attendre longtemps. Le menton
dans la main et le coude appuyé au bras de son siège, Francesco rêvait devant
un tableau posé sur un chevalet d’ébène tourné vers lui... Son visage irradiait
un si grand bonheur que la jeune fille en fut étonnée.
– Père !
appela-t-elle doucement.
Francesco
tressaillit comme quelqu’un que l’on éveille mais sourit aussitôt, de ce rare
sourire qui donnait tant de charme à son visage fatigué. Avec les années, il
avait pris un peu de poids et quelques rides tandis que ses épais cheveux noirs
commençaient à s’argenter, mais il conservait une grande vitalité et une
étonnante puissance de travail.
– Viens
voir ! dit-il en étendant le bras pour attirer à lui la jeune fille :
Sandro vient de me le faire porter et c’est une merveille...
Fiora
s’approcha avec empressement. Quelques semaines plus tôt, elle avait posé pour
un jeune peintre du voisinage que Lorenzo de Médias avait distingué et qui,
jusqu’à présent, n’avait guère travaillé que pour lui, mais Francesco Beltrami
dont on savait la passion qu’il portait à la peinture avait su s’attirer l’amitié
de ce garçon imaginatif et songeur, fantasque et même parfois versatile qui
nourrissait son œuvre de ses rêves et de ceux des poètes florentins. Il était
le fils d’un tanneur du quartier d’Ognissanti et s’appelait Sandro Filipepi ;
on commençait à le connaître sous le nom de Botticelli qui signifie petit
tonneau, surnom qu’il devait à un frère de vingt-huit ans son aîné, grand
buveur devant l’Eternel et qui s’était toujours occupé de l’enfant au point qu’on
le croyait son père, le véritable passant pour son grand-père. L’enfant étant « devenu »
le Sandro du Botticello, était resté Botticelli.
Le
tableau que contemplait Beltrami était un portrait que Fiora considéra avec une
stupeur où entrait une forte dose de déception :
– Mais...
ce n’est pas moi ?
Le
panneau de bois peint représentait, en effet, une toute jeune femme d’une
éclatante blondeur, vêtue d’une robe de velours gris brodée d’or comme Fiora n’en
avait jamais portée parce qu’elle était d’une mode différente. Différent aussi
le petit cône tronqué de dentelle blanche qui coiffait l’inconnue comme d’une
couronne et d’où partait une légère écharpe cernant le
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