Fiora et le Magnifique
qu’autrefois et je vois bien que, parfois, lorsque nous sommes
ensemble, tu as l’air de penser à autre chose. Tu ne réponds pas aux questions
que je te pose, ou alors tu y réponds tout de travers. Mais il y a plus
grave...
– Plus
grave ? Quoi donc, Seigneur ?
– Avant-hier,
alors que, près du Baptistère, nous étions à écouter l’histoire que contait le
vieux chante-fables, Giuliano de Médicis qui passait par là avec des amis est
venu nous saluer. D’habitude, quand tu le voyais, tu devenais rouge comme une
pivoine. Cette fois, c’est tout juste si tu l’as regardé et je crois bien que
tu l’as vexé.
– Eh
bien, il se dévexera. Qu’a-t-il besoin de l’attention, de l’admiration de
toutes les femmes alors que les siennes vont exclusivement à Simonetta ? C’est
de la fatuité et rien d’autre !
– En
voilà un langage ? Est-ce que tu ne l’aimerais plus ?
– L’ai-je
aimé ? Je crois... qu’il me plaisait assez. Mais à présent il ne me plaît
plus... plus autant tout au moins.
Plantant
là son amie abasourdie, Fiora fit quelques pas vers le muret de pierres sèches
d’où l’on découvrait tout le panorama de Florence et bien au-delà. Les deux
amies, escortées de leurs gouvernantes et de Khatoun étaient sorties à cheval
pour se rendre à San Miniato comme elles avaient coutume de le faire chaque
fois que revenait le printemps pour cueillir des violettes et des aubépines qui
poussaient à foison autour de l’église San Miniato al Monte et du palais des
Évêques. Elles disaient qu’elles étaient plus belles à cet endroit bénit que
partout ailleurs et que, de là-haut, on avait l’impression que toute la ville s’épanouissait
comme une gigantesque fleur. Dans la lumière neuve du printemps, Florence
semblait accumuler de la beauté comme un avare accumule son or : un peu n’importe
comment pourvu qu’il y en ait beaucoup...
Cette
promenade traditionnelle, Fiora aurait voulu la faire avec Philippe, contempler
avec lui, derrière la longue mèche blonde de l’Arno, nouée de ponts qui avaient
l’air prêts à s’effondrer sous l’entassements des boutiques qui les bordaient,
le fouillis de tuiles roses posées sur l’ocre chaud, le gris doux ou le blanc
laiteux des murs. C’était comme un tapis de roses d’où émergeaient des joyaux :
une bulle de corail posée sur une marqueterie étincelante qui était le Duomo,
un lys d’argent qui n’éclorait jamais tout à fait au-dessus du palais des
Seigneurs, des tours de cornaline dont les créneaux avaient l’air de papillons
et des campaniles qui ressemblaient à des cierges de Pâques dans la gaieté de
leurs marbres polychromes. Et puis, un peu partout jaillissait la verdure
nouvelle des jardins où s’épanouissaient déjà les glycines et les lilas, les
lauriers et les camélias car nulle part, au monde, le printemps n’était plus
beau qu’à Florence... et il eût été doux de l’admirer, sa main serrée dans la
grande main de son époux puis de revenir avec lui dans le soir tombant et dans
la gloire d’un soleil couchant semblable à celui de Fiesole qui serait le prélude
d’une nuit d’amour. Mais Philippe était loin, à des centaines de lieues de ses
bras et Fiora n’avait même pas la consolation de savoir où il se trouvait
exactement.
Il y
avait maintenant deux mois qu’il avait quitté la villa Beltrami, deux mois qui
auraient aussi bien pu être deux siècles car jamais Fiora n’avait trouvé le
temps si long. Après les trois jours qu’elle avait passés enfermée dans sa
chambre sans consentir à descendre, sans voir personne d’autre que Khatoun qui
lui montait les repas, sans permettre même que l’on changeât les draps de ce
lit où Philippe l’avait aimée, elle avait enfin consenti à paraître quand
Léonarde était venue lui dire que son père s’apprêtait à partir pour Venise.
Elle ne pouvait le laisser s’éloigner sans l’embrasser.
Quand
elle le retrouva et vit se tourner vers elle ce visage pâle aux yeux tristes qu’elle
ne lui avait jamais vu, elle eut honte d’elle-même et de son égoïste réclusion.
Devait-elle le punir parce que son bonheur à elle s’en était allé ? Alors,
cédant à l’impulsion de sa tendresse filiale, elle s’était jetée dans ses bras
et ils étaient restés un long moment embrassés, pleurant tous deux des larmes
différentes mais qui les unissaient tout de même...
– Tu
l’aimes donc tant ?
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