Fiora et le Magnifique
Il
est vrai que je l’ai souvent soupçonné de n’y aller que pour contempler à son
aise les peintures divines de l’Angelico car il demande chaque fois une cellule
différente. Mais le fait est qu’il y va, qu’il montre beaucoup d’humble respect
au prieur et qu’il entretient avec l’évêque les meilleures relations. Il faut
nous méfier...
Après
le souper qu’il prit seul en compagnie de Léonarde, Francesco Beltrami s’enferma
avec elle dans le studiolo où la chandelle brûla une grande
partie de la nuit. Avant la partie difficile qu’il allait jouer, l’homme le
plus riche de Florence après les Médicis mettait ses affaires en ordre avec
cette vieille fille rencontrée jadis par hasard mais qui était désormais la
seule personne, peut-être, au monde à qui il fît entièrement confiance, en
dehors de sa fille.
Pendant
ce temps, étendue sur son lit et les yeux grands ouverts, Fiora, qui n’avait
pas versé une larme, réfléchissait. Sous le coup des révélations de son père,
elle avait vu s’écrouler son enfance, ses croyances, ses rêves et ses
espérances. Elle se croyait née d’un des hommes les plus riches d’Europe et
elle n’était que le fruit d’amours maudites, elle croyait à l’amour d’un homme
et cet homme ne voulait d’elle que son corps et sa dot, elle était mariée et
pourtant elle n’avait pas le droit de porter son nom d’épouse parce que celui
qui le lui avait donné la méprisait au point de préférer la mort à la vie à ses
côtés. Il se voulait un chevalier sans peur et sans reproche, il portait au cou
la Toison d’or que bien des princes enviaient et, cependant, il avait abusé
impitoyablement de son cœur, de son innocence et de sa confiance. Il était
parti sans même un dernier baiser en sachant bien qu’il ne reviendrait pas et
que cette épouse d’une nuit l’attendrait indéfiniment jusqu’à ce qu’elle n’eût
plus de larmes et que ses cheveux blanchissent. Il avait éveillé en elle la
passion, le goût de l’amour mais il n’avait consenti à lui donner qu’une seule
nuit en échange d’une énorme masse d’or qu’il s’en était allé porter à son
maître bien-aimé. Ce maître qui n’avait pas eu pitié de son jeune écuyer et qui
l’avait laissé mourir misérablement sur quelques planches tendues de noir,
damné à la face du ciel en compagnie de cette sœur trop charmante et qu’il
aimait plus que tout au monde...
A
mesure que coulaient les heures de cette nuit de désespoir, Fiora faisait le
lent et amer apprentissage de la haine. Lasse d’avoir vainement tenté de lui
arracher une parole, Khatoun avait fini par s’endormir, roulée en boule au pied
du grand lit, son luth inutile entre ses bras. Elle semblait si petite, si
fragile et si perdue que Fiora, émue, se leva pour étendre sur elle une chaude
couverture. La tendresse de son cœur, Fiora était décidée à la garder pour ceux
qui étaient faibles et qui pouvaient avoir besoin d’elle.
Il
était une heure après minuit environ quand Léonarde pénétra chez elle sur la
pointe des pieds pensant la trouver endormie, épuisée par les larmes versées.
Elle sursauta en découvrant, dans la lumière jaune de sa chandelle, Fiora
debout au pied de son lit comme une blanche apparition...
– Vous
ne dormez pas ? fit-elle sans trop songer à ce qu’elle disait.
– Il
me semble que c’est évident...
– Alors,
vous allez m’aider. Et Khatoun...
– Laissez-la
dormir ! Elle a beaucoup pleuré, ce soir...
– Plus
que vous, à ce que l’on dirait, Fiora ? Pourtant...
– Je
ne peux pas pleurer. Je crois, pourtant, que j’aimerais, que cela me ferait du
bien mais c’est impossible. Il me semble que mon cœur s’est desséché d’un seul
coup, fit-elle d’une voix plaintive. C’est peut-être parce que je ne sais plus
sur qui ou sur quoi pleurer : sur mes parents si vilainement assassinés,
sur mon père qui est à présent en danger, sur moi-même qui...
– ...
qui êtes en danger autant que lui ! Nous philosopherons sur la valeur et l’intérêt
des larmes une autre fois. Pour cette nuit, nous avons mieux à faire...
Elle
retournait à la porte, en revenait, tirant après elle un coffre de voyage en
cuir clouté qu’elle amena au milieu de la chambre avant d’aller en chercher un
autre, puis un troisième et enfin un quatrième beaucoup plus petit et qui
devait tenir aisément à l’arçon d’une
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