Fiora et le Téméraire
émotion. Il en fut ainsi durant tout le repas qui
suivit. Démétrios tenait le dé de la conversation et avait entrepris de
raconter par le menu quelques-uns de ses voyages aux deux interlocutrices
ravies qui bavardaient joyeusement avec lui. Marguerite semblait avoir
complètement oublié ses deux compagnes et ne tournait jamais les yeux vers
Fiora ou vers Léonarde qui, silencieuses, mangeaient du bout des dents. L’idée
de passer la nuit dans cette demeure était insupportable à la jeune femme et
elle en voulait un peu à Démétrios de tous les frais qu’il déployait. Etait-ce
le même qui, tout à l’heure, la suppliait presque de renoncer à ses projets ?
Qu’en
restait-il, d’ailleurs, de ces fameux projets à cette heure où, assise à la
table d’un aïeul détesté, elle n’en mangeait pas moins son pain ? La mort
brutale d’un homme qui semblait tenir si peu de place dans l’esprit de sa femme
– elle éludait chaque fois que le Grec tentait d’en savoir plus sur la maladie
de Brévailles – serait-elle de nature à améliorer la situation ? Elle
semblait parfaitement maîtresse d’elle-même et de cette maison où chacun lui
obéissait sans faillir...
Le
repas s’achevait sur d’exquises confitures accompagnées de belles tranches d’un
boichet [v] qui embaumait, lorsque le vieil homme qui avait accueilli les voyageurs et
devait être l’intendant reparut à l’entrée de la salle :
– Le
maître, dit-il cérémonieusement, désirerait recevoir personnellement la jeune
dame étrangère qui a ramené damoiselle Marguerite...
Et
comme tous les autres convives se levaient d’un même mouvement, il ajouta :
– Il
désire la voir seule !
– Montrez-moi
le chemin, consentit Fiora. Je vous suis. Sans songer seulement à s’excuser
auprès de son hôtesse mais avec une sorte de soulagement, elle quitta la table
pour se diriger vers l’escalier. A son étonnement, au lieu de monter celui-ci
vers l’étage supérieur, on le descendit. Derrière l’intendant, Fiora traversa
la cour et pénétra dans le donjon. En dépit de la chaleur extérieure, une chape
de froid et d’humidité lui tomba sur les épaules dès la porte franchie, mais
elle y prit à peine garde car son esprit était agité de questions... De quelle
maladie pouvait bien souffrir le seigneur de Brévailles pour qu’on l’installât
dans ce donjon antique ?
Toujours
précédée de son guide, elle gravit un étage et pénétra dans une salle ronde qui
lui parut d’autant plus immense qu’elle était sombre et dégarnie de meubles à l’exception
d’un lit isolé parmi des ombres denses et de deux ou trois tabourets. Mais le
spectacle qui l’y attendait n’en était pas moins impressionnant : près d’une
ouverture à peine plus large qu’une meurtrière, un homme barbu aux longs
cheveux gris était assis dans une haute cathèdre de bois noir, une couverture
sur les genoux et totalement immobile. Auprès de lui et presque aussi rigide,
presque aussi âgé d’ailleurs, un homme d’armes se trouvait debout tenant d’une
main un pennon voilé de noir et, de l’autre, une épée dégainée. Saisie, Fiora s’arrêta
au seuil de la porte que l’intendant avait ouverte devant elle :
– Approchez !
intima une voix qui semblait émaner des profondeurs mêmes des fondations.
Fiora
s’avança et, derrière elle, l’huis se referma sans bruit. Elle avançait comme
dans un rêve. Etait-ce donc, là, cet aïeul dont elle avait juré la perte ?
Il ne paraissait pas affaibli le moins du monde. Au contraire et bien que la
lumière fût incertaine, ce que la barbe et les cheveux laissaient transparaître
de son visage trahissait la santé... Machinalement, elle chercha, à sa
ceinture, la dague que les plis de sa robe dissimulaient et s’arrêta à quelques
pas des deux hommes...
– Approchez
encore, dit Brévailles. Je vous vois mal ! Elle atteignit la tache de
soleil que l’étroite ouverture plaquait sur le dallage au bout d’un rayon
lumineux où dansaient des myriades de grains de poussière. Et resta là sans plus
bouger, consciente de ce regard presque immobile qui la scrutait intensément...
– Justine
a raison, dit le vieux seigneur comme pour lui-même, c’est étonnant...
Puis,
sèchement, il ordonna :
– Va-t’en,
Aubert !
La
statue armée qui se tenait à son coude protesta :
– Vous
voulez que je m’éloigne, seigneur ? Songez que je suis votre bras,
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