Fortune De France
nuit, l’hiver comme l’été, et selon l’intérêt qu’y trouve ou n’y trouve
point Jézabel, le fil qui la tient au plafond sera ou non coupé.
Il
fit une pause.
— Messieurs,
reprit-il d’une voix grave, il est temps de tenir une main ferme et roide à ce
que les nôtres, dans la province, s’arment, se fortifient et forment entre eux
une union si solide qu’on ne puisse attaquer l’un sans que les autres volent à
son secours.
Je
fus fort troublé de ces paroles de mon père car, pour la première fois depuis
que j’avais quelque intelligence de ces choses, je l’entendais, lui le huguenot
loyaliste qui avait refusé, pendant la guerre civile, de rejoindre le camp de
Condé, proposer à ses pairs de « s’armer et se fortifier » contre le
pouvoir royal. En y rêvant plus tard dans mon lit, Samson dormant déjà à mes
côtés, j’en conclus, non sans quelque tremblement, que le danger qui pesait sur
les nôtres devait être immense et pressant pour que mon père ait changé à ce
point de langage.
Le
quinzième jour du mois de mars 1566, à quelques jours de mes quinze ans, les
souffrances de la petite Hélix devenant, comme il l’avait prédit, indicibles,
mon père commença à lui bailler de petites doses d’opium. Néanmoins, ses
gémissements et ses cris au moment de ses douleurs croissant en fréquence, on
l’installa dans une petite pièce au rez-de-chaussée. On y mit un lit aussi pour
Barberine, mais j’obtins en fait de l’occuper, arguant de l’état auquel je me
destinais, et aussi de ce que le sommeil de Barberine étant si lourd qu’un coup
de couleuvrine ne la pouvait réveiller, sa présence la nuit aux côtés de la malade
ne serait d’aucun secours.
Ma
pauvre Hélix avait excessivement maigri, et tombée dans le degré extrême de la
cachexie, elle ne pesait pas plus qu’une ombre. Je le sentais surtout quand je
la prenais dans mes bras pour l’amener dans la salle commune quand son mal lui
donnait du répit. On eût dit que tout partait à la fois : la charnure, le
muscle, le nerf, et l’élément vital qui circulait en eux. Car elle
s’affaiblissait à proportion de ces pertes et se détachait à mesure de la vie,
me requérant de moins en moins souvent de la porter au milieu de nos gens. J’en
étais soulagé, car ne pouvant manquer d’observer combien elle pesait chaque
fois moins lourd dans mes bras, son décharnement m’accablait et j’avais peine à
réprimer mon chagrin, même devant elle. Pis encore, quand elle était installée
sur un fauteuil, couverte jusqu’au cou (sa maigreur et sa fièvre lente l’ayant
rendue fort frileuse), je remarquai, en contraste avec les trognes colorées de
nos gens, leurs voix hautes et la vigueur de leurs gestes, son petit visage
amaigri et blanchâtre, sa voix exténuée, et la langueur de ses bras
squelettiques.
Je
passais avec elle autant de temps que je pouvais. Jusqu’au jour bien certain où
la mort me prendra à mon tour, je n’oublierai jamais la merveilleuse amour qui
illuminait tout soudain son œil terne quand, poussant sa porte, j’apparaissais.
Ce n’était qu’un éclair, car trop grande était sa faiblesse pour maintenir cet
éclat.
Elle
trouvait de la commodité à cette petite chambre, surtout dans les débuts où l’on
l’y logea, quand elle parlait encore de se guérir et gardait le souci de son
corps.
— Mon
Pierre, quand je serai à nouveau sur pied, plus ne voudras de moi. Je suis trop
laide. Le cou comme un petit poulet, l’épaule creuse et du téton comme sur ma
main.
— Tu
grossiras, Hélix. Dès que cesseront les douleurs, la charnure te poussera sous
la peau, plus belle et plus ferme, comme Franchou que tu envies.
— Mais
quand et quand et quand ? dit-elle d’une voix si plaintive que le cœur
m’en serra. Je suis fatiguée de cette patience tant longue et douloureuse. Il y
a bientôt deux ans que je n’ai pas couru dans la cour de Mespech. Je me pense
aussi que si jamais je me rebiscoule, ce sera trop tard, tu seras parti en
Montpellier pour devenir savant.
J’ai
cru que les larmes allaient lui venir, mais déjà elle n’en avait plus la force.
Sa main si petite et si maigre fit un infime remuement dans le creux de la
mienne, et sous l’effet de l’opium que mon père venait de lui administrer, elle
glissa dans le sommeil.
Un
matin d’avril, elle me demanda :
— Sont-ce
les oiseaux que j’ois ?
— Oui-da !
Et ils sont des
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