Fortune De France
émotion en présence du domestique.
— Je
serai là, dis-je aussi roidement que je pus.
Bien
qu’elle fût implicite, je réussis à promesse garder, et je restai les yeux secs
tandis qu’on descendait ce cercueil qui pesait si peu « dans le froid et
le noir de la terre », comme la petite Hélix avait dit.
Tous
nos gens étaient là, la mine fort longue et fort triste. Mon père parla. Je
crus percer, en l’écoutant, pourquoi il avait voulu déposséder Sauveterre de
son prêche : car il y glissa une citation de Calvin, choisie tout
justement, me sembla-t-il, pour faire écho à l’entretien que nous avions eu
quelques jours avant sur la petite Hélix : « Ceux, disait la
citation, que Dieu appelle à salut, il les reçoit de sa miséricorde gratuite
sans avoir égard aucun à leur propre dignité. »
J’observai
que mon père, dans les semaines qui suivirent, se donna peine pour m’occuper et
me tenir en perpétuel mouvoir, me dépêchant souvent hors de Mespech, au Breuil,
ou au moulin de Beunes, ou à Sarlat. Mais bien qu’accomplissant ces missions
avec conscience, je n’y portais pas intérêt, j’avais perdu l’élan par lequel je
m’avançais dans la vie. Je mettais maintenant à tout ce que je faisais une
application morne, et même avec Samson, pour qui, Dieu sait pourquoi, je
ressentais moins d’amour, je m’enfonçais dans une taciturnité qui le jetait
dans un grand trouble, mais contre laquelle il me semblait que je ne pouvais
rien, chaque mot me coûtant.
Le
printemps neuf, dont les tendres feuilles se tendaient vers moi dans mes
chevauchées sur Accla pour faire les courses de mon père, n’obtenait de moi ni
regard, ni inspiration délicieuse d’haleine, ni gonflement heureux de poitrine,
tant j’étais languissant et comme tiré vers la terre. Même Accla ne me donnait
plus de plaisir, et je la sentais qui s’étonnait sous mes jambes que son maître
l’aimât si peu. Occupé ou non, je ne faisais rien, pour tout dire, que me
ramentevoir le passé, et le remâcher comme un chien triste à l’attache, dans un
pensement qui ne finissait jamais, même pas au lit, où je me tournais et
retournais, brûlé et comme racorni par les feux de mes regrets.
Cette
mélancolie durait déjà depuis un mois quand je fus appelé avec Samson dans la
librairie. Je m’aperçus au premier regard que mon père et Sauveterre portaient
plus haut la crête qu’en aucun temps depuis le conciliabule des seigneurs
protestants à Mespech. Mon père, en particulier, se retrouvait lui-même,
rajeuni, le menton levé, les mains aux hanches, le verbe sonore.
— Mes
droles, dit-il avec son ancien enjouement, les affaires de la Réforme prennent,
dans l’instant que je parle, bien meilleure tournure qu’au moment de l’entrevue
de Bayonne, où il s’en fallut de peu, comme bien vous savez, que Jézabel ne
vendît notre sang à l’Espagne. Mais voici qui a tout changé : sachez, mes
droles, qu’il y a quatre ans déjà, quelques centaines de nos Bretons se sont
établis dans les Amériques sur la côte de Floride. Ici même, dit-il en mettant
un doigt sur un point de sa mappemonde, sur lequel nous nous penchâmes tous
deux avec respect, étonnés qu’il fût si distant de notre Sarladais. Ces
Bretons, poursuivit-il, sont bons marins, bons soldats et quelque peu
flibustiers aussi dans la mer de Antilles. Et Philippe II d’Espagne, fort
inquiet « que les Français nichent si près de ses conquêtes », vient
de débarquer en Floride une forte troupe, qui a surpris nos Bretons, et par
traîtrise les a égorgés tous, après leur avoir promis la vie sauve s’ils se rendaient.
— Il
n’est pas de limite, dit Sauveterre, la voix vibrante, au sang que le Roi très
catholique a fait couler dans son empire. Si la vérité se savait des massacres
qu’il a perpétrés aux Amériques, il n’y a pas un chrétien qui ne l’aurait en
abomination.
— Mais
ce massacre-ci c’est su à la Cour de France, mes droles, dit mon père, et la
Florentine en a grincé des dents, et demandé à son beau-fils, en termes hauts
et furieux, justice et réparation. Elle ne les aura pas, et elle est trop
pleutre, certes, pour aller jusqu’à la guerre, mais pour un temps, en tout cas,
sa ligue prétendue sainte avec Philippe II n’est plus. Nous sommes donc
saufs – je le dis encore : pour le moment, du moins –, et déjà
les assassinats de huguenots isolés se font moins fréquents dans le
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