Fourier

maîtresse de maison elle-même à faire son marché,
sa cuisine, et à élever ses enfants, sans souci de ses aptitudes ? Contraire à
la psychologie la plus élémentaire, le mariage monogame implique en outre une
désastreuse redondance des fonctions économiques. Loin de se borner à la sphère
industrielle ou agricole, les objections de Fourier à la parcellisation du
travail s’articulent donc solidement autour de sa critique du système familial 25 .
    Ennui et monotonie sont les maîtres mots et le repas conjugal
l’illustration la plus parfaite des « joies » du mariage telles que les décrit
Fourier : rendus insipides par « le mélange inconvenant des âges et des
convives et par la fatigue des préparatifs », les repas domestiques, quand ils
devraient être récréation, ne sont plus que contrainte. Le lit ne vaut guère
mieux. Le mariage est coupable aux yeux de Fourier d’avoir dépouillé la
sexualité de tout son charme et de tout son mystère. Pour le mari, elle n’est
qu’un ennuyeux devoir, pour la femme, une servitude supplémentaire. En
condamnant deux êtres à vivre en permanence côte à côte, à partager jour après
jour la même table et le même lit, le mariage a tourné en supplices (au mieux
une satisfaction de routine) les plus grands plaisirs de la vie. C’est le
mariage qui pousse chacun des deux partenaires à rechercher au-dehors les
liaisons illicites ou les piteuses et coûteuses distractions que peuvent offrir
les cafés, les théâtres et les bals publics. Une telle institution, dont
souffrent également les maris et les femmes, ne peut qu’être « l’œuvre d’un
troisième sexe qui veut condamner les deux autres à l’ennui 26 ».
    Le mariage monogame symbolise pour Fourier l’incapacité de
l’homme civilisé à concevoir des institutions capables de satisfaire aux
besoins les plus élémentaires ; c’est pourquoi il ne se lasse jamais d’en
énumérer les calamités. Parfois, comme dans le chapitre intitulé « Gamme des
disgrâces de l’état conjugal », il adopte le point de vue de l’époux dont il
égrène les huit ou les seize plaintes 27 : de toutes, c’est surtout l’adultère qui retient son attention. Le mari
prudent a beau s’entourer de toutes sortes de précautions, il n’est jamais sûr
d’échapper au sort d’une foule d’illustres prédécesseurs à cornes. Les
premières réflexions de Fourier sur le sujet se trouvent dans la Théorie des
quatre mouvements ; il y distingue trois grandes sortes de cocus : le « Cocu
pur et simple », honnête époux qui ne sait rien des incartades de sa femme ; le
« Cornette », qui, « voulant prendre ailleurs ses ébats, ferme les yeux sur la
conduite de sa femme et l’abandonne franchement aux amateurs » ; et le «
Cornard », jaloux furibond qui, comme le Georges Dandin de Molière (« un modèle
accompli »), tempête en vain contre l’implacable destinée. De ces trois types,
seul le deuxième échappe au ridicule. Mais pas plus que les autres il ne peut
amender la dure loi de la civilisation, « l’épouvantail de tous les hommes »,
qui dans les cas litigieux donne pour « véritable père » celui qui est « désigné
comme tel par le mariage 28 ».
    Sous la Restauration, Fourier affine tant et si bien sa «
Hiérarchie du cocuage » qu’il finit par dénombrer et grouper par classe, espèce
et genre soixante-douze types différents 29 ,
depuis le « Cocu en herbe » jusqu’au « Cocu posthume ». Certaines de ses
connaissances lui ont apparemment servi de modèle 30 . Il va de soi que le personnage du cocu, grand favori de
la scène et de la littérature, constitue toujours une cible de choix pour
l’amateur de pasquins. Mais Fourier dans sa satire ne cherche pas seulement à
faire rire des faiblesses de la chair. L’adultère revêt à ses yeux une tout
autre importance : il incarne « l’insurrection secrète » des humains contre
toute législation stipulant une éternelle fidélité amoureuse 31 .
    Quels que soient les désagréments du mariage pour le mari, les
premières victimes en sont néanmoins les femmes. Le mariage n’est pour Fourier
qu’un « calcul mercantile » et la femme guère plus qu’une « marchandise exposée
en vente à qui veut en négocier l’acquisition 32 ».
L’affaire conclue, elle devient au regard de la loi la propriété exclusive de
son mari. En attendant, la société civilisée l’oblige à rester chaste, et si ni
sa dot ni son charme ne