Fourier
contiennent L’Égarement de
la raison, elle se poursuivra dans tous ses ouvrages postérieurs.
Les trois « sciences incertaines » de la civilisation, la métaphysique,
la politique et la philosophie morale, font généralement l’objet d’offensives
distinctes. Commençant par la métaphysique, Fourier rejette sans appel les «
arguties sur les sensations, les abstractions et les perceptions » qui ont
obsédé les philosophes pendant vingt-cinq siècles 44 . Cette « broutille » ne mérite pas la moindre attention de
la part de penseurs dont la véritable fonction est de déchiffrer les «
intentions » et les « plans » de Dieu. Fourier ne craint pas d’apostropher ses
ennemis à ce sujet :
Vous avez molli, philosophes, sur ce grand problème des
lois divines. Épouvantés à l’aspect des maux présents et passés, vous avez
désespéré de la Providence, et vous êtes tombés dans deux excès qui vous
éloignent en tout sens de la découverte des destinées. Ces deux excès, ou
plutôt ces deux faiblesses, sont l’athéisme et la crédulité religieuse 45 .
Le premier de ces excès, l’athéisme, est « très-pardonnable » et
constitue parfois une « très-noble » réaction : nier l’existence de Dieu permet
au moins de ne pas lui attribuer tous les maux de la civilisation. Mais c’est
un point de vue stérile. Mieux vaudrait adopter une attitude « d’impiété
raisonnée » et dire qu’une civilisation si pervertie ne peut qu’être l’œuvre
d’un être « infiniment habile à mouvoir et à organiser la matière, infiniment
méchant et ingénieux à torturer les créatures 46 ». L’athéisme est une impasse, alors que l’impiété raisonnée, en mettant
l’accent sur l’habileté du Créateur, aurait éclairé les esprits.
La crédulité religieuse et la superstition sont des refuges plus
communs encore chez les métaphysiciens : incapables de trouver aux « désordres
évidents » de la civilisation une explication qui soit cohérente avec leurs
hypothèses sur la nature de Dieu et l’universalité de sa providence, ceux-ci
font taire leurs interrogations et prétendent que les intentions divines,
cachées derrière un « voile d’airain », resteront à jamais impénétrables. Ils
n’en cessent pas pour cela d’invoquer le nom de Dieu; mais ils le « déshonorent
» en célébrant pour toute réussite une civilisation entachée de pauvreté et de
souffrance. Réduit au statut de « roi fainéant », Dieu ne sert plus que de
prétexte à leurs propres théories sociales, dont les meilleures préconisent la
résignation face à des maux qui semblent incurables.
Fourier reconnaît aux philosophes de la résignation religieuse
le mérite d’avoir su juger la civilisation à sa juste valeur : le monde est
effectivement une vallée de larmes. Mais ce constat n’est rien si l’on n’en met
pas en doute la permanence. Il fallait de là adopter une attitude de « piété
indépendante et raisonnée », se demander pourquoi Dieu permet le triomphe
temporaire du mal, et déterminer les conditions d’un nouvel ordre social moins
infamant. Or « cette bonne impulsion que donnait l’esprit religieux fut
contrariée par l’intérêt et le charlatanisme des prêtres » : attribuant tous
les malheurs de la terre à la colère divine contre les péchés des hommes, ils
font miroiter la promesse d’un rachat individuel. Habile manœuvre qui asseoit
leur autorité d’« entremetteurs de grand crédit », mais ne laisse pas de
flétrir l’Être suprême : « l’hypothèse des accommodements individuels entre
Dieu et l’homme donna naissance à tous les dogmes qui prêtent à Dieu nos
ridicules et nos faiblesses ». On ne saurait respecter un Dieu qui s’abaisse à
marchander avec des individus et ne peut leur donner aucun avant-goût terrestre
des plaisirs de l’au-delà 47 .
Parmi les différentes « fictions sur le sort futur des âmes »,
le paradis des chrétiens apparaît comme une bien piètre récompense après les
épreuves de la civilisation, un séjour si monotone et ennuyeux qu’il semble
exprès conçu pour « maintenir en tiédeur le désir de l’autre vie ». Fourier
concède que la caste religieuse a su faire preuve d’une certaine « sagacité
politique » en exploitant l’égoïsme et la crédulité des hommes. Mais les
mauvais desseins de ceux qui inventèrent le paradis et l’enfer ne l’intéressent
pas tant que leur source d’inspiration : ces deux
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