Fourier

fortune à des
parents, ne réservant à ses créditeurs que quelques paroles mielleuses. La
version domino, ou « banqueroute en feu de file », est le résultat d’une
savante orchestration : après avoir acculé tous ses concurrents à la faillite,
le coupable disparaît tout bonnement avec ses gains illicites. Aussi diverses
soient-elles, ces méthodes ont toutes la même conséquence : la spoliation des
gens honnêtes et productifs 19 .
    La monopolisation est un forfait particulièrement odieux qui
exploite à son profit les points faibles de l’industrie :
    S’il survient une pénurie de subsistances ou denrées
quelconques, les accapareurs sont aux aguets pour aggraver le mal, s’emparer
des approvisionnements existants, arrher ceux qui sont attendus, les distraire
de la circulation, en doubler, tripler le prix par des menées qui exagèrent la
rareté et répandent des craintes qu’on reconnaît trop tard pour illusoires. Ils
font dans le corps industriel l’effet d’une bande de bourreaux qui irait sur le
champ de bataille déchirer et agrandir les plaies des blessés 20 .
    Si les Jacobins ont réussi à juguler pour un temps cette classe
de « vautours », ils n’ont su remédier aux déficiences que les accapareurs
tournent à leur avantage. La Terreur et son « maximum » (dont Fourier parle
comme d’un retour aux méthodes « brutales » des barbares) s’avèrent en fin de
compte néfastes : les accapareurs y ont gagné la liberté de perpétrer leurs
crimes en toute impunité puisque les philosophes n’ont tiré des années 1793 et
1794 qu’une seule conclusion : « laisser faire les marchands », les laisser
libres en fait « d’assassiner le peuple » en amassant le blé, et « d’assassiner
l’industrie » en amassant le coton et les produits coloniaux.
    Corollaire de l’accumulation, l’agiotage est le troisième des
vices dénoncés par Fourier. Ceux qui le pratiquent sont des « clubbistes
mitigés » et des « Jacobins industriels ». Comme les démagogues de 1793, ils
savent s’affilier et établir leur propre « comité d’inquisition » ésotérique. A
l’instar des Jacobins, qui ourdissaient de fausses conspirations pour
dépouiller les riches et éliminer leurs rivaux, les agioteurs sont passés
maîtres en l’art de provoquer des crises artificielles pour spolier
l’industrie. Pour illustrer la perversité des agioteurs et leur montée en
puissance depuis la Révolution, Fourier cite fréquemment l’affaire
soigneusement agencée de la ruée sur la Banque de France en 1805 :
    Pendant la dernière guerre contre l’Autriche, un obscur
complot mercantile balança les trophées d’Ulm et d’Austerlitz. A l’instant où
la France manifestait la confiance la plus aveugle aux opérations du Chef de
l’Empire, les agioteurs surent faire éclater les symptômes d’une défiance
universelle. [...] En deux mois les tripotiers de Paris commirent des ravages
inouïs dans l’industrie française ; il fallut ce torrent de victoires subites
et miraculeuses pour museler enfin l’Agiotage, qui menaçait d’anéantir tout
crédit public, et l’on frémit de penser dans quelle détresse financière serait
tombée la France si elle eût fait seulement une campagne neutre, sans succès ni
revers 21 .
    De telles manœuvres permettent aux coalitions d’agioteurs
d’infléchir la politique du pays et de diriger à leur guise l’industrie. Dans
ses premiers manuscrits, Fourier mettait déjà ses lecteurs en garde contre
l’objectif caché du système de la libre concurrence, que n’ont pas perçu les
économistes : la course effrénée au profit crée des monopoles et d’énormes «
coalitions mercantiles ». Or les agioteurs français n’hésitent pas, ils l’ont
prouvé, à provoquer des pénuries artificielles pour élever les prix. S’ils encourent
encore la réquisition par l’Etat ou les « vengeances de la multitude », une
fois l’aval et la protection du gouvernement assurés, rien ne les arrêtera plus
: la civilisation est au seuil d’une phase terminale de « féodalité mercantile
» dont les horreurs surpasseront celles de l’Inquisition espagnole ou du Sénat
vénitien 22 .
    Ce procès qu’intente Fourier au capitalisme commercial a fait l’objet
de critiques justifiées : cantonné la plupart du temps au point de vue moral,
il ne pousse pas l’analyse jusqu’à en exposer les structures profondes, comme
le font Marx ou, dans une moindre mesure, son