Fourier
contemporain Henri Saint-Simon.
Sa dénonciation des tendances monopolisantes inhérentes au système de la libre
concurrence reste confuse ; elle ne fait jamais l’objet d’une étude
systématique 23 . D’autre part, si
la critique économique de Fourier se fonde sur des observations de première
main, les conclusions, elles, ne brillent pas par leur originalité. La
condamnation du gaspillage, des petites unités de production, ou des méfaits
des entremetteurs s’inscrit dans une longue tradition. Cinquante ans avant
Fourier, les physiocrates français, pour ne citer qu’eux, déclinaient déjà,
dans leur réprobation du commerce et de l’agriculture à petite échelle, les
thèmes qui lui sont chers*. Enfin, il n’est de pire concession aux poncifs de
l’époque que ses remarques désobligeantes sur les Juifs, modèles typiques pour
lui des marchands véreux.
* Fourier connaissait vaguement et appréciait moyennement
les idées des physiocrates. Dans un manuscrit de 1813, il parle de la « secte
Quesnai » (sic) comme d’une « secte raisonnable [...] qui voulait subordonner
tout le mécanisme industriel aux convenances de l’Agriculture. Quesnai
considérait trop peu les Manufactures qu’il faut bien distinguer du Commerce.
[...] [Il] négligeait cette distinction et, comme tous les systématiques, il
adoptait des opinions outrées ». OC XI, PM (1853-1856), 158.
Ces jugements ne doivent pas masquer les mérites de sa critique
sociale : à une époque où le principe du libre commerce est érigé en dogme, en
fondement incontesté de la « richesse des nations », Fourier invalide avec une
limpidité sans précédent toute allégation d’opulence d’un pays dont les rues
sont bondées de mendiants. Il dépèce la rhétorique de l’économie libérale et
détaille les tares du système de la concurrence libre ou « anarchique ». Il
sait, lui aussi, en un sens, dépasser l’indignation morale pour accéder à une
analyse sinon des structures du moins des procédés : non content d’identifier
les vices, il en démonte les rouages, dévoilant les ressorts des faillites
lucratives, des pénuries artificielles, des intrigues boursières. Il a parfois
même recours dans ses manuscrits à des saynètes ou « tableaux » burlesques
parodiant le langage de la Bourse pour mieux en révéler la duplicité. Ces
passages satiriques qui mettent à nu le décalage entre rhétorique commerciale
et réalité sont ceux où Fourier se montre le plus original et le plus
perspicace.
II
Dans la guerre qu’il mène contre la société civilisée, Fourier a
plus d’un cheval de bataille : la vitupération des mœurs sexuelles est un des
plus importants. Si la pauvreté est source première des souffrances physiques,
Fourier soutient que les contraintes émotionnelles les plus intolérables sont
celles qu’imposent l’institution du mariage et la vie de famille. Tous les
moyens sont bons pour ébranler ces véritables clés de voûte du monde civilisé,
depuis les tirades contre les « vices » moraux inhérents au système familial
jusqu’aux évocations satiriques des « joies » de la vie domestique, depuis les
jugements lapidaires sur les déficiences de la famille en tant qu’unité
économique ou éducative jusqu’à l’énumération pseudo-scientifique des déboires
du mariage et la taxinomie des cocus. Une même idée sous-tend toutes ces
diatribes : la civilisation est un monument destiné à la répression. Des
instincts humains, et le mariage monogame en est la pierre angulaire.
Toujours soucieux de la cohérence de son système, Fourier ne
manque pas d’établir des parallèles entre les vicissitudes du mariage et celles
du commerce : tout comme le principe du laissez-faire couvre d’une caution
philosophique les transactions malhonnêtes des marchands, le mariage consacre
et institutionnalise les duperies amoureuses ; dans cette « guerre domestique
», mari et femme sont aussi prompts que deux hommes d’affaires à se berner l’un
l’autre. Les apologies publiques de la « femme vertueuse » et du « tendre époux
» n’ont plus d’effet que sur une faible minorité et le mari fidèle comme le
marchand honnête sont les victimes toutes désignées du mensonge et de
l’imposture 24 . Mais les deux
systèmes, économique et matrimonial, sont plus étroitement imbriqués que ne le
supposent ces simples analogies : n’est-il pas absurde et contraire à la
rentabilité d’obliger chaque
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