Fourier

ne pourront jamais contenter 43 ». Or, selon Fourier, cette souffrance
n’est pas nécessaire : les passions sont en elles-mêmes bénignes ; ce sont les
institutions répressives de la civilisation qui les métamorphosent en « tigres
déchaînés, [en] énigmes incompréhensibles 44 ».
Elles resteront telles jusqu’à ce que les peuples civilisés apprennent enfin à
mettre en place un ordre social plus acceptable, un ordre où l’on fera en sorte
que la satisfaction des désirs personnels soit toujours bénéfique à la
communauté. La clé en est la découverte du système de l’association que nous
livre Fourier : au sein d’une série, les passions les plus dangereuses sont
harmonisées comme les notes d’un accord de piano. C’est ainsi que le monde
harmonien emploiera à son bénéfice les passions mêmes que la civilisation nomme
vices indestructibles, reposera entièrement sur elles, et s’épanouira grâce à
elles. Les prétendus vices que sont la gourmandise et la luxure seront
nettement visibles dans les Phalanges les plus productives. De fait, les sept
péchés capitaux de la chrétienté, à l’exception de la paresse, y trouveront un emploi 45 .
    Si les passions tendent naturellement à l’harmonie, la société
la plus pacifique et la plus productive sera celle qui laisse le plus de
liberté à l’expression des désirs individuels. Il ne faut avoir d’autre but que
la satisfaction totale, et le parfait hédoniste est forcément un parfait
Harmonien. Le rôle du théoricien de la société est clair : trouver le moyen
d’assouvir les passions et de les raffiner à l’extrême. Plutôt que de chercher
vainement à « réprimer, supprimer et comprimer » les passions, les philosophes
eussent dû essayer d’en étendre la gamme et d’en accroître l’intensité. Fourier
n’a qu’un mot d’ordre : « Que l’individu marche au bien en se livrant
aveuglément à ses passions 46 . »

CHAPITRE XII
La communauté idéale
    La pensée des socialistes utopistes se caractérise, selon
Friedrich Engels, par une tendance à composer des « tableaux fantaisistes » de
la société à venir : incapables d’indiquer le moyen de réaliser leurs rêves,
les utopistes s’ingénient à détailler jusqu’à l’obsession les moindres aspects
de la société idéale. Une telle définition fait de Fourier un parfait utopiste,
lui qui a noirci des milliers de pages de projets détaillés, de spécifications
architecturales, d’emplois du temps types, de dessins de meubles d’enfant, de gammes
de couleurs pour les uniformes de travail et de directives sur les défilés
d’animaux de ferme.
    Dans la plupart de ses écrits relatifs à l’organisation de la
société idéale, Fourier s’adresse à un fondateur imaginaire, un bienfaiteur qui
fournirait le capital nécessaire à l’établissement de la première Phalange
d’essai. Il précise bien que la réussite de cet essai dépend de la parfaite
adéquation de toutes les institutions aux lois des passions. La dimension de la
Phalange relève à cet égard de la plus haute importance : après ses découvertes
de 1819, Fourier se dit prêt à accepter l’idée d’un « essai réduit », avec
quatre-vingts familles ou quatre cents personnes. Mais cela ne doit pas faire
oublier qu’une expérience d’association complète suppose un minimum de mille
cinq cents et un maximum de deux mille participants. L’idéal serait une
Phalange de mille six cent vingt personnes, autrement dit deux fois le nombre
requis pour obtenir l’échelle complète des 810 types passionnels.
    Fourier se montre également très précis sur les différents
groupes de travail à mettre en place et les denrées à cultiver dans la Phalange
d’essai. Il envisage les problèmes auxquels devront faire face les fondateurs,
notamment le « calme passionnel » du premier hiver, et prévoit tout, depuis le
rendement initial de chaque type d’arbre fruitier jusqu’à l’hébergement qu’il
faudra assurer à la multitude des curieux qui voudront venir visiter la
Phalange d’essai.
    Mais Fourier s’en tient rarement aux spécifications « mesquines
» de la Phalange d’essai. Il préfère concentrer son imagination sur les
merveilles et les délices que promettent les stades plus évolués de l’Harmonie.
C’est ainsi que certains chapitres initialement consacrés à la Phalange d’essai
se terminent sur la vie harmonienne de lointaines générations futures. Et